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Glissement de temps sur Mars
Philip K. Dick
J’ai Lu, n°10835, traduit de l’anglais (États-unis), science-fiction, 317 pages, août 2014, 6€

Dans le futur imaginé par Philip K. Dick, les Russes ont lancé la conquête de Mars dans les années 1960. Une diaspora d’aventuriers, d’entrepreneurs ou simplement de professionnels ne trouvant pas de travail sur Terre a suivi. Qu’ils soient Américains, Israéliens ou Chinois, les uns et les autres végètent comme ils le feraient dans un pays exotique aux ressources limitées.



Le roman met en scène toute une galerie de personnages issus du microcosme martien. Jack Bohlen, un simple réparateur dont le rôle est plus important que sur Terre dans la mesure où l’on ne peut se permettre, dans cette lointaine colonie, de mettre les objets en panne au rebut. Arnie Kott, président de syndicat multimillionnaire et homme de pouvoir. Doreen, sa maîtresse, qui s’entiche également de Bohlen. Manfred Steiner, un enfant autiste. Otto Zitte, devenu par nécessité trafiquant en biens rares. Les familles des uns et des autres. Et bien entendu les Bleeks autochtones, humanoïdes miséreux errant de droite et de gauche, avatars martiens des peuples d’Afrique sahélienne ou subsahariennes, mendiants méprisés par tous, mais utiles comme travailleurs, et bien entendu sous-payés.

On sait que l’auteur aurait souhaité publier « Glissement de temps sur Mars » dans une collection de littérature générale. De fait, la lecture de ce roman pousse le lecteur à s’interroger sur les choix faits par Dick. On se demande en effet si celui-ci a voulu écrire un roman sur la schizophrénie mais, ne parvenant pas à le nourrir dans un contexte classique, a fini par lui greffer artificiellement un contexte d’exploration spatiale (assez inutile au demeurant, puisque l’on pourrait tout aussi bien être dans une des anciennes colonies terrestres), ou s’il a souhaité au contraire mettre en scène l’existence des premiers colons sur Mars, et, incapable de donner une densité et une originalité suffisantes à ce tableau, a décidé de l’enrichir des thématiques qui lui sont obsessionnelles : la perception de la réalité, son délitement progressif, la nature de cette réalité elle-même.

Le ressort fondamental de « Glissement de temps sur Mars », c’est en effet la manière dont les uns et les autres considèrent le réel. À travers le prisme de la morale, tout d’abord : le désaccord entre l’épouse de Bohlen et sa voisine, qui use d’arguments de jésuite pour justifier l’adultère ; désaccord entre Bohlen et son père, au sujet de la légitimité de la spéculation immobilière ; désaccord entre protagonistes sur la manière de traiter, ou de laisser vivre ou mourir des Bleeks en perdition, tout comme les enfants autistes dont l’“endormissement”, à savoir l’élimination physique, est un moment envisagé par la plupart des personnes concernées. Des visions opposées, différentes, tronquées – des différences dont on trouve l’écho répercuté, généralisé, amplifié, jusqu’à la démesure, dans la conception du monde par les Bleeks, et plus encore dans les difficultés de perception des autistes et des schizophrènes.

C’est en effet à travers les théories psychiatriques du docteur Milton Glaub, un psychiatre martien, que l’intrigue peut se développer pleinement. Il estime en effet que le problème de perception du monde par les enfants autistiques résulte de leur positionnement dans une échelle de temps différente. Ils vivent plus lentement, terriblement plus lentement ; par conséquent le monde leur apparaît en accéléré, dans un tourbillon rapide, insensé, incompréhensible. Cet autisme s’accompagnant de capacités pré-cognitives, l’opportuniste Arnie Kott voit dans cette théorie le moyen de faire fortune : gagner en communication avec un enfant autistique, c’est donc le moyen de gagner en informations sur le futur. Il charge donc Jack Bohlen de construire, sur les plans du docteur Glaub, une sorte de “chambre de ralentissement” grâce à laquelle l’enfant Manfred Steiner pourrait percevoir les sons et les images passés au ralenti grâce à la technologie. Pas forcément un travail opportun pour Jack Bohlen : il a lui-même fait une poussée psychotique plusieurs années auparavant, et, si les médecins l’ont décrété guéri, il sent la rechute venir : à plusieurs reprises il se remet à voir ses interlocuteurs comme des robots, des ersatz biomécaniques qui le terrifient. La frontière entre réalité et démence s’effrite – d’autant plus difficile à percevoir que les enfants suivent également les cours d’authentiques professeurs robots.

Dès lors, tout dérape. Héliogobale, le Bleek domestique d’Arnie Kott, semble capable de communiquer avec Manfred Steiner et de développer ses talents. Les dons de l’enfant se révèlent bien plus étendus que prévu. Le jeu de l’autiste avec le temps devient plus complexe, avec la répétition cauchemardesque, hallucinante, d’un épisode vécu par Kott et Doreen, et dont la description répétée, métamorphosée, vue par des narrateurs différents, finit par donner le vertige. Dans ces capacités nouvelles, Kott hallucine l’espoir fou de revenir dans le passé pour y damer le pion au père de Bohlen, qui l’a précédé dans une spéculation immobilière audacieuse. Sur les conseils d’Héliogobale, il s’engage avec l’enfant dans un bref pèlerinage vers un lieu sacré des Bleeks, où il consommera une drogue à même, pense-t-il, de lui permettre d’atteindre son objectif. Récurrences, folie, glissements temporels, drogues modifiant la perception de la réalité, voire la réalité elle-même : on est donc, on le voit, dans un final purement dickien.

Si le roman finit par séduire, le fait qu’il peine à démarrer et ne devienne réellement intéressant – et fondamentalement dickien – que dans le dernier tiers ne lui permet pas d’atteindre le panthéon des œuvres majeures de Dick. On se demande si cette longue exposition des conditions de vie martiennes ne nuit pas à l’équilibre de l’ouvrage, qui aurait sans doute gagné à être plus resserré et à ne pas dépasser les trois cents pages. Il n’empêche : si « Glissement de temps sur Mars » apparaît comme une œuvre de second plan dans la riche bibliographie dickienne, la fin allant crescendo lui donne tout son intérêt.


Titre : Glissement de temps sur Mars (Martian Time-Slip, 1959)
Auteur : Philip K. Dick
Traduction de l’anglais (États-unis) : Philippe Hupp
Couverture : Flamidon
Éditeur : J’ai Lu (édition originale : Robert Laffont, 1981)
Collection : science-fiction
Site Internet : page roman (site éditeur)
Numéro : 10835
Pages : 317
Format (en cm) : 11 x 18
Dépôt légal : août 2014
ISBN : 9782290033609
Prix : 6 €



Hilaire Alrune
8 décembre 2014


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