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Morwenna
Jo Walton
Denoël, Lunes d’Encre, traduit de l’anglais (Pays de Galles), fantastique, 334 pages, avril 2014, 21,50€

La chance ne semble guère sourire à Morwenna. Son père a abandonné sa mère lorsque celle-ci était enceinte, donnant naissance à deux jumelles, Morwenna et Morganna. Lors d’un accident de voiture, Morganna a péri, Morwenna s’est retrouvée handicapée. Puis, persuadée que sa mère était une sorcière, elle s’est enfuie pour se tourner vers sa famille paternelle. Son père l’a aussitôt placée comme interne dans l’école privée d’Arlinghust.



« Je m’étais attendue à des vieilles éditions de Dickens, Trollope et Hardy reliées en cuir, mais au lieu de ça les étagères étaient bourrées de livres de poche, dont beaucoup de SF. »

C’est donc au moment de son entrée à Arlinghurst que la jeune Morwenna commence à tenir son journal. Le lecteur y découvre une jeune fille intelligente, observatrice, aux idées larges, et qui en bien des points, sans doute, lui ressemble. En cette fin des années soixante-dix, Morwenna est en effet passionnée par les classiques du genre : Tolkien et Roger Zelazny, énormément, mais aussi Poul Anderson, Ursula Le Guin, Anne McCaffrey, John Brunner, James Tiptree Jr, Samuel Delany, Robert Heinlein et bien d’autres, un paysage littéraire des littératures de l’imaginaire de l’époque.

« C’est la même chose quand les gens me regardent maintenant : ils voient une personne, pas la moitié d’un couple de jumelles. »

Mais cette attirance pour l’imaginaire trouve aussi son expression dans le monde réel. Au cours des années précédentes, avec sa sœur jumelle (elles avaient pour habitude de s’affubler des noms de Mor et Mori) elle a commencé à voir, dans les vieilles fonderies envahies par les forêts, ces étranges créatures que sont les fées. Étranges, parce que si certaines d’entre elles correspondent à l’image traditionnelle de ces entités, d’autres s’en éloignent considérablement.

Plus encore, Morwenna pratique elle-même la magie. Une magie qui n’a rien de classique, qui lui est parfois soufflée par les fées, mais dont la connaissance semble aussi parfois innée. C’est ainsi qu’en jetant un peigne dans une mare elle a provoqué la mort d’un infâme personnage. C’est ainsi surtout qu’elle fait advenir des événements positifs. Les modes d’action de cette magie ne font pas appel à des phénomènes surnaturels. La magie fait en sorte que les choses surviennent, parfois même à rebours de la chronologie. La causalité est toujours respectée, même s’il faut pour cela que la magie agisse sur des évènements antérieurs à sa formulation. Il s’agit d’une magie lente, qui évoque la réflexion de Gilbert K. Chesterton comme quoi il existe aussi des miracles lents. Cette magie, pour autrui, peut bien entendu être sujette à caution. « On peut toujours trouver un enchaînement de coïncidences pour réfuter la magie », écrit Morwenna dans son journal.

Un journal qui recèle plus d’une observation intéressante, car si Morwenna est une lectrice boulimique (deux volumes par jour), elle s’intéresse aussi au monde réel. Le style, par exemple : « Le style, c’est comme la magie. Il n’y a rien sur quoi on puisse mettre le doigt, ça s’envole si vous essayez de l’analyser, mais c’est réel et ça affecte le comportement des gens et ça a des conséquences. » Ou le génie des lieux et la géopoiétique : « Et c’était le paysage qui nous formait, qui faisait ce que nous étions, qui affectait tout. » Ou, bien entendu, les écrivains, qu’ils appartiennent au registre classique ou à la littérature de genre. Et l’on trouve avec plaisir, ici et là des influences de Lewis Carroll, notamment les diagrammes de Venn et l’écriture en miroir.

« Le Livre vous change complètement. »

Il y a la magie, il y a aussi les livres. Qui peut-être ne différent pas tant que cela. Le père de Morwenna, lui aussi grand lecteur, y compris des littératures de l’imaginaire, lui achète des volumes, lui envoie de l’argent pour en acheter d’autres. Autre magie, Morwenna est autorisée à quitter l’internat, pour, certains soirs, se rendre à un club de lecture où elle découvre d’autres auteurs mais aussi d’autres passionnés, y compris des garçons de son âge. Histoires classiques de l’adolescence. Mais est-il légitime d’utiliser la magie pour séduire ? Et son ami parviendra-t-il, lui aussi, à voir les fées ?

« Je ne pense pas être comme les autres. Je veux dire fondamentalement. Ca ne tient pas uniquement à ce que je suis la moitié d’une paire de jumeaux, que je lis beaucoup et que je vois les fées. »

« Parfois je ne suis pas sûre d’être entièrement humaine », écrit Morwenna. Morwenna est-elle réellement différente, ou au contraire tout ce qu’il y a de plus ordinaire ? Car « Morwenna », c’est avant tout le récit classique d’une adolescence, du passage à l’âge adulte, de la découverte de sa famille paternelle et des réalités de ce monde. La magie ? Il est permis d’en douter. Comment savoir si Morwenna voit réellement des fées ? Elle est la seule à les voir, et son petit ami n’a peut-être feint de les apercevoir fugacement que pour lui faire plaisir. Les effets de ses rituels ? Ils sont explicables de façon tout à fait cartésienne. Sa mère, une sorcière ? Elle est extrêmement peu prolixe sur le sujet. Quant à la scène finale, celle où elle se débarrasse de ladite sorcière – une scène particulièrement élégante, hautement symbolique, où les pages des livres se transforment en javelots – il n’y a personne pour y assister. Et le lecteur de se demander, à rebours, si Morganna, sa jumelle défunte, a elle aussi un jour existé, si elle n’est pas double, avatar, amie imaginaire, compagnon secret, et finalement exuvie de la jeune Morwenna qui n’accède à l’âge adulte que lorsque sa jumelle, ou son idée, passe pour toujours dans le royaume de l’au-delà,

Conte de fées, récit merveilleux ou psychopathologie d’une adolescente peut-être un peu trop imaginative, une grande part de l’habileté de Jo Walton réside dans cette ambiguité que l’on peut considérer comme classique, même si elle n’est que rarement portée à ce niveau. Mais on reconnaîtra à Walton d’autres qualités. Ses évocations des jeux des jumelles (qui font détaler les moutons en criant « sauce à la menthe ») sont élégantes et sonnent très vrai. Sa recréation du paysage des romans de genre de la fin des années soixante-dix n’est pas seulement caution littéraire, mais aussi manière d’ancrer le récit à l’époque propice à la mise en scène des fonderies désaffectées comme repaires de fées, qui ont dans le récit une importance toute particulière. Ses descriptions des rapports humains, que ce soit dans le cercle familial, dans le cadre de l’internat, ou des rencontres faites en ville, sonnent particulièrement juste. Son idée de la magie interstitielle, invisible, intriquée avec le réel est également astucieuse.

Pour ces raisons et bien d’autres, « Morwenna » apparaît comme un livre à lire, un récit qui sort du paysage trop formaté de la « fantasy » et qui échappe au fantastique classique. Sans effets ni esbroufe, loin des excès et des clichés du genre, délicat, sensible, inventif, poétique, intimiste et prenant, « Morwenna » est d’une lecture agréable. Porteur d’une tonalité particulière, écrit avec retenue, roman de l’ambiguïté et de la mi-teinte « Morwenna » navigue avec bonheur entre les les genres, sur un de ces chemins de traverse qui font la richesse de la littérature. À n’en pas douter, une jolie trouvaille pour la collection Lunes d’Encre des éditions Denoël.


Titre : Morwenna (Among others, 2010)
Auteur : Jo Walton
Traduction de l’anglais (Pays de Galles ) : Luc Carissimo
Couverture : Helen Rushbrook / Flick / Getty Images
Éditeur : Denoël
Collection : Lunes d’Encre
Site Internet : page roman (site éditeur)
Pages : 334
Format (en cm) :14 x 22,7
Dépôt légal : avril 2014
ISBN : 9782207116548
Prix : 21,50 €



Hilaire Alrune
3 mai 2014


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