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Baiser du Rasoir (Le)
Daniel Polansky
Gallimard, Folio SF, roman (USA), dark fantasy, 465 pages, décembre 2013, 8,40€

Prévôt a été bien des choses. Orphelin, miraculé de la peste. Protégé du Héron bleu, le mage qui a sauvé la ville de Rigus de la Fièvre rouge. Soldat, officier dans la guerre meurtrière contre les Drennes. Vétéran. Garde. Agent de la Couronne, « givre » comme disent ceux qui voient arriver le manteau gris de glace et portant l’Oeil en sautoir. Étoile montante des Opérations Spéciales, ceux qui effacent jusqu’à la dernière trace des problèmes. Et puis...
Aujourd’hui, Prévôt n’est plus qu’un trafiquant de drogues, officiant dans le quartier de Basse-Fosse.
Mais quand des gamins commencent à disparaître, et qu’on les retrouve assassinés, face à l’incompétence des gardes et au peu de motivations des manteaux gris, c’est vers lui qu’on se tourne. Parce que son passé est plus fort que tout. Parce qu’il ne va pas laisser ces meurtres impunis. Parce qu’il était le meilleur. Et parce qu’il n’aime rien tant que marcher sur les pieds de ses anciens collègues ou de la noblesse qu’il exècre.



Disons-le sans détour : « Le Baiser du Rasoir » mérite amplement son prix Imaginales du roman étranger en 2012. C’est exactement le genre de roman ciselé tant sur le fond que sur la forme, qui vous accroche dans les première pages, dont on voit arriver la fin presque à regret.

Et pourtant, si je voulais disséquer ce livre, je n’y trouverai, si j’ose dire, rien que de très classique : un « héros » déchu, qui va devoir reprendre ses anciennes fonctions (officieusement et sous diverses contraintes physiques et morales, certes), une affaire sordide qui réveillera forcément ses vieux démons (preuve que lui seul peut découvrir la clé du mystère), un coupable tout trouvé et quelques doutes qui demeurent parce que ça ne peut pas être aussi simple que ça (et effectivement, ça ne l’est pas, les lecteurs attentifs flaireront la vérité bien avant Prévôt).
Pire, même : ce personnage de vétéran, de déchu, tombé dans la consommation des produits illicites qu’il trafique, pourrait convenir à un tout autre cadre que de la fantasy ! On le verrait presque dans une série policière, et un secret technologique remplacerait la magie.

On retrouve aussi les seconds rôles « habituels » : l’ancien compagnon d’armes, l’indic, l’ex-collègue, l’amour d’enfance, le vieux maître, le jeune apprenti. Tous débordent évidemment du cadre, mais répondent présents.

Mais... Daniel Polansky, comme tous les bons auteurs, sait changer une trame classique en un véritable joyau. En sachant taire des choses, en en révélant d’autres au bon moment, mot à mot. Il nous brosse un tableau très fragmentaire de son univers, de géographie ou de la politique qui régit la ville de Rigus. Parce qu’on en a pas besoin. Parce que c’est Prévôt qui parle, que ressasser les souvenirs, vu comme les siens sont gais, c’est pas son truc. Parce que lui-même ne sait pas pourquoi ils sont allés faire la guerre aux Drennes. Parce qu’il est pas là pour faire le guide dans la ville. Nous sortirons d’ailleurs assez peu de Basse-Fosse.

L’usage du protagoniste-narrateur n’est pas ici un artifice pour dissimuler des lacunes : il participe à une totale immersion. Prévôt est vraiment un personnage-clé, du fait de son passé, pour résoudre cette affaire. Mais ses idées, sa hargne, son cynisme, sa langue et ses piques donnent le ton du roman. Il enquête, certes, mais à sa manière, froissant ses anciens collègues, usant de son poids d’ancien agent parfois, de ses entrées de dealer tantôt. Cette trouble dualité est la clé de son succès, y compris à nos yeux. Si dans les premières pages le portrait qu’on s’en fait rapidement n’est guère reluisant (drogué, cynique, égoïste, limite méchant), son insistance à protéger les siens autant qu’à faire la lumière sur cette affaire nous le rendent vite presque sympathique. Enfin, au fil des révélations sur sa vie (entre la peste et la guerre), les dernières barrières tombent : Prévôt est un être brisé, que seules la colère et la drogue tiennent encore debout. Cette histoire ne va hélas rien arranger pour lui.

Si, comme je l’ai dit, Polansky ne dit pas tout sur son univers, ce dernier n’en reste pas moins très complexe. Prévôt ne lâchant les infos qu’avec parcimonie, il faut un peu de temps pour obtenir une vue d’ensemble de Rigus, une ville multi-ethnique. Les Kirènes, aussi qualifiés d’hérétiques et qu’on rapprochera de Chinois (avec la mafia qui va avec), les Îliens, autant de groupes qui se mélangent peu, et un racisme ambiant suffisant pour transformer un accrochage (du genre la culpabilité d’un membre de la communauté dans ces meurtres d’enfants) pour mettre le feu aux poudres. Prévôt en rajoute une couche en allant frayer avec la noblesse, et le dangereux Beaconfield, débauché rapidement suspect, tout comme le vil Brightfellow, mage suintant de noirceur. On notera sur ces deux personnages un petit manque d’inventivité lexicale, avec une consonance très anglophone qui fait un peu tache dans le paysage.

De l’action crescendo, du mystère, des réparties sarcastiques, de la gouaille, des bas-fonds avec leurs propres règles, des personnages secondaires ambigus avec un peu d’épaisseur, une tension constante, des ennemis partout... Par bien des aspects, j’ai retrouvé dans « Le Baiser du Rasoir » cette ambiance de dark fantasy en milieu urbain qui m’avait émerveillé dans le « Wastburg » de Cédric Ferrand (également chez Folio SF), qui depuis une bonne décennie a pris le pas sur les grandes sagas épiques. Mais à l’échelle de l’homme, de la ville ou du royaume, tout n’est jamais affaire que de pouvoir et de puissance. De limites. De raisons pour les dépasser ou pas.

Un petit bijou donc, finement ciselé dans la noirceur des hommes.


Titre : Le Baiser du Rasoir (The Straight Razor Cure, 2011)
Auteur : Daniel Polansky
Traduction de l’anglais (USA) : Patrick Marcel
Couverture : Elian Black’Mor
Éditeur : Gallimard (édition originale : Bragelonne, 2012)
Collection : Folio SF
Site Internet : page roman (site éditeur)
Numéro : 470
Pages : 465
Format (en cm) : 17,8 x 11,8 x 2,7
Dépôt légal : décembre 2013
ISBN : 9782070449231
Prix : 8,40 €



Nicolas Soffray
25 avril 2014


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