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Grandclapier, un roman de l’Ancien Temps
Joann Sfar
Gallimard Jeunesse, roman (France), fantasy féérique, 255 pages, mars 2014, 15,50€

Dans un temps lointain et un lieu un peu flou, mais qui ressemble quelque peu au bassin méditerranéen, un gamin, abandonné à lui-même, apprend la sauvagerie pour survivre. Et face à la veulerie des hommes, Brasque le barbare fait montre de plus de principes et de méninges. Une originalité qui lui vaudra l’exil, à plusieurs reprises, loin de la « civilisation » dont il semble seul à relever les incohérences et les méfaits. Bon, le fait qu’il les corrige à grands coups d’épée n’est par pour aider à sa réintégration, non plus.
Parti sur les routes, il délivre, involontairement, l’ogre Grandclapier captif de chevaliers du Pape. Les deux créatures vont poursuivre leur route de concert un moment avant de s’ouvrir l’une à l’autre de leurs malheurs. Car si Brasque a été dépouillé de femme, enfants et même son nom, Grandclapier souffre d’un terrible chagrin d’amour. Qu’il va nous conter.



En ce temps qui n’est plus, il y a d’un côté l’Ancien Monde, ses créatures fabuleuses, pensantes, ses forces sylvestres, sa magie et son diable, le Sourcier. De l’autre, le Pape, qui siège à Nissa, détient un précieux monopole sur l’eau potable grâce auquel il tient à sa botte les petits royaumes des 13 Collines. Ses troupes traquent les hérésies, et enrôlent de force les orphelins pour en faire de bons petits soldats du dieu unique. Leur chef terrifiant, le Balafré, est ainsi entré au service du Pape.

Dès le premier chapitre, Joann Sfar donne le ton : le Balafré vient rafler un petit garçon à sa mémé. Aux gémissements de la vielle nourrice, il a quelques remontées mémorielles de son enfance parmi les papistes. Tout y passe : maltraitance par les autres, privations, attouchements par les prêtres... Un peu plus tard, on ne se demandera pas comment il est devenu le préféré du Pape... Bref, si l’enfant, devenu rapidement et officiellement orphelin grâce à quelques coups d’épée bénie (elle fait des flammes « purificatrices »), échappe aux fanatiques par l’intervention de Nadège, une fille-renard capable de quelques anciens tours, on aura de notre côté bien cerné ce que l’auteur pense de la religion qui s’impose aux autres.

Vient ensuite, pour le premier quart du roman, l’histoire de Brasque. Abandonné enfant par un père violent, obligé de survivre par ses propres moyens, il sera témoin de la veulerie des hommes de son village lors d’une attaque de pirates. Des années plus tard, alors que les villageois, en quête de repères, se sont mis à adorer un dieu-poisson (et dont la prière consiste à se cogner le front contre un rocher), le refus de Brasque de se plier à cette foi lui vaudra de tout perdre. Et quand il veut aller reprendre ce qui lui appartient, il ne rencontre aucune résistance physique, seulement mentale. Ainsi qu’il le déduira fort justement, les hommes aiment à se construire leurs propres prisons.
Dès cette première partie, dont Grandclapier est totalement absent, l’auteur met en place un univers riche en créatures bizarres, mélanges impossibles, souvent loufoques, et les lecteurs de la série (ou les séries) « Donjon » retrouveront bien le décor de fantasy décalée. Mais, roman oblige, la critique est plus virulente, moins délayée dans un humour qui se fait assez rare, essentiellement basé sur le déséquilibre. Le personnage central de la narration (Brasque, puis Grandclapier), malgré sa monstruosité, semble toujours plus humain, plus réfléchi, plus capable de sentiments que ceux qui lui font face (les villageois veules, les hommes-poissons trop accueillants, les fanatiques... intolérants).

Puis vient enfin Grandclapier. Comme les autres monstres du roman, ce n’est pas un ogre « classique » : morphologie de grand singe, de la fourrure laineuse, de grandes dents saillantes couleur corail... Et un cœur énorme, qui ne bat que pour la reine Mathilde, qui plus est récemment veuve suite à un malheureux incident entre le roi et un apprenti sourcier. Grandclapier y voit l’occasion d’exprimer ses sentiments à la reine, mais il y outrageusement timide, et se laissera embobiner par l’hermine de Mathilde, qui va le convaincre de faire un vrai travail d’ogre : se poster sur la route du château et tuer tous les prétendants qui s’y présenteront. Et discret, surtout ! Un véritable bestiaire de créatures toutes moins humaines les unes que les autres, mais toute de noble naissance, va défiler devant Grandclapier, qui en amoureux secret et transi va les faire disparaitre de la circulation. Jusqu’au jour où les papistes se présentent. Le jeu politique monte d’un cran, et là les solutions expéditives de l’ogre ne suffiront pas à sauver Mathilde. La jeune reine prend les choses en main, et bien qu’elle ne sache rien des sentiments de l’ogre à son égard, elle peut compter sur lui.

Ce ne sont là que les grandes lignes. Le récit fourmille de personnages truculents, souvent à cent lieues de ce qu’on attend : la reine n’est pas si fragile qu’elle le semble, le sourcier obéit à une logique d’amoureux, la gamine qui seconde Grandclapier (ou lui donne des consignes, plutôt) est aussi audacieuse qu’impertinente. Les femmes mènent de toute façon la danse (y compris l’hermine), les hommes (Brasque, Grandclapier, Cassian, le Balafré) ne sont que des outils. Les dialogues comme les situations sont bruts de décoffrage, personne ne semble filtrer ses pensées ou retenir les vérités guère bonnes à dire. Tous ceux qui parlent sont des caractères. En toutes occasions, ce sont les pulsions qui parlent les premières. Grandclapier est un cœur tendre, mais aussi un corps. Lorsqu’il se prend à rêver de celui de Mathilde, son odorant puissant ayant flairé sur ses draps un résidu de transpiration royale, c’est l’émoi total. Je vous laisse imaginer son état lorsque la reine devra charmer le Géant de la forêt par une danse fortement suggestive...
Oui, d’ailleurs, plus souvent qu’on s’y attendrait, ça parle de sexualité. Rappelez-vous le début et les papistes : pas toujours le plus beau. Certaines choses que Grandclapier voudrait faire à Mathilde (page 140, par exemple) peuvent aussi choquer les plus prudes des jeunes lecteurs. Surprenant dans de la littérature jeunesse ? Cru ? Un peu, sans doute. Mais le monde n’est pas tout rose et bleu et les enfants ne naissent pas dans les choux et les roses.
Joann Sfar fait néanmoins le tri entre bon et mauvais comportement, et trace des frontières nettes. Comme, page 58, sur les violences faites aux femmes et leur place dans la société (religieuse ou pas) : “Tout le monde s’en fichait qu’il cogne sur son épouse. [...] c’était son bien, il la nourrissait et lui offrait le gîte, il avait le droit d’en faire ce qu’il voulait. [...] Les femmes, ils s’en foutent. Ce qu’ils aiment, c’est Dieu. Dieu est une petite chose fragile dont on n’a pas le droit de dire de mal, sur qui on n’a pas le droit de cracher, et il est tellement peu capable de se défendre tout seul qu’il a besoin que les doyens du village viennent en tremblant me faire la leçon, avait pensé Brasque.

Ajoutez, pour finir, un phrasé bâtardisé d’argot et de quelques mots nécessaires inventés pour l’occasion, une syntaxe propre à suivre le rythme parfois effréné de l’action (notamment pour les bagarres), et vous obtenez « Granclapier », un roman sur deux monstres qui, avec les années et la « civilisation », réfléchissent trop dans leur tête quand l’action est nécessaire, et vice-versa (mais c’est plus rare). Deux inadaptés sociaux dans un agglomérat de sociétés au bord de l’implosion et du conflit religieux (on y coupera pas), le choc de l’Ancien et du nouveau monde, de la magie et des traditions contre l’Ordre et la Loi. C’est toujours un peu la même histoire, mais jamais racontée pareil. Et quand c’est un conteur comme Joann Sfar qui se met à narrer, on ouvre grand.
Alors certes, même en habitué de l’auteur certaines choses peuvent faire hausser un sourcil, notamment certaines ellipses dans la narration, un refus du conformisme qui laissera nombre de choses sur le bord du chemin, une impression finale qu’on est presque passé à côté des histoires les plus importantes au profit de ce chagrin d’amour d’ogre laineux, mais c’est là aussi que réside la magie : ouvrir cent portes à notre imaginaire et nous laisser seul pour en franchir quatre-vingt-dix-neuf. Bon, on sera loin d’être déçu si Sfar venait à remettre le couvert sur cet Ancien monde, mais vous vous doutez bien, vu les méandres qu’il dessine déjà dans ce volume avant de nous présenter le rôle-titre, qu’il ne répondrait aux questions laissées en suspens qu’au prix d’autres mystères.

C’est donc un voyage dans un ailleurs d’autrefois qui n’a jamais existé (ni l’un, ni l’autre), dans une langue du passé itou. Idem des images, des monstres, des gens. C’est un mélange de genres, du merveilleux (fantasy principalement, mais aussi SF -les vaisseaux des hommes-poissons- et fantastique -le cimetière, entre autres), du picaresque, du burlesque (la solution finale de Grandclapier et Mélanie au problème posé par Mathilde... non, en fait toutes les solutions aux différents problèmes qui surviennent face à l’ogre). Mais de tout cela ressort une certaine gravité, car à ce monde ne suffit pas l’amour d’un ogre : ce monde est noir, sale, cruel. Si l’Ancien semble, dans la narration, avoir la préférence de l’auteur, ses atrocités n’en sont pas moindres, juste plus diffuses, moins monolithiques que ne l’est le monde du dieu Unique.

On conseillera aux plus jeunes d’interpréter la décision finale des héros comme « Demeure fidèle à toi-même » plutôt que de la prendre au sens propre : cela risquerait de faire tache.

Joann Sfar est d’une imagination qui n’a pas plus de bornes que sa production artistique actuelle. Auteur, scénariste, dessinateur (il signe les quelques planches qui émaillent le roman), il est partout. Si vous ne le connaissiez pas encore, il est temps. Et si vous le connaissiez déjà, comme moi vous vous trompez : « Grandclapier » ne ressemble à rien. Probablement imparfait, trop vite fini, refusant de répondre à nos plus légitimes attentes de lecteur, c’est un feu d’artifice qui dynamite justement nos habitudes de lecture comme d’imagination.

En bonus : Joann Sfar a répondu pour la Yozone à quelques questions !


Titre : Granclapier, un roman de l’Ancien Temps
Auteur : Joann Sfar
Couverture et illustrations intérieures : Joann Sfar
Éditeur : Gallimard Jeunesse
Collection : Grand format littérature
Site Internet : page roman (site éditeur)
Pages : 255
Format (en cm) : 22,5 x 15,8 x 2,5
Dépôt légal : mars 2014
ISBN : 9782070656820
Prix : 15,50 €


Note : lu sur PDF pré-impression. On regrettera hélas que certaines grosses coquilles n’aient point été corrigées dans le tirage papier (haume p.128, À fortiori p.163, compter fleurette p.183) (sur le fond p.205 : Mathilde a « deux paires de seins de moins » (qu’une ogresse) alors que p.93 il est dit qu’elles ont 8 seins, donc ça fait 3 paires).


Nicolas Soffray
4 mars 2014


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