Les quelques mots ci-dessus donnent le ton. Nul besoin de dirigeables ni d’engrenages pour comprendre dans quoi l’on vient de mettre les pieds, et dont on ne ressortira pas avant la fin de cinq cents pages très denses et riches en péripéties. Du steampunk, du vrai, non pas dans ses déclinaisons fashion ou commerciales, mais ce steampunk hors des modes, hors des genres, difficile à définir autrement que par son mélange de combustibles fictionnels, son goût profond pour la littérature, son indéfectible attachement à l’époque victorienne, son acharnement à effondrer le mince voile qui sépare le réel de la fiction.
L’amour de la littérature, et plus globalement des arts : si Powers a choisi comme détonateur John William Polidori, c’est en partie pour son texte emblématique, mais aussi en raison d’un riche environnement littéraire. Byron, certes, mais n’oublions qu’après la mort (officielle) de Polidori, sa sœur Frances épousa le poète italien Gabriele Rossetti, union de laquelle naîtront des rejetons célèbres : Maria Francesca Rossetti (1827-1876, écrivain, auteur de « L’Ombre de Dante »), William Michael Rossetti (1829-1919, écrivain et critique littéraire), Christina Georgina Rossetti (1830-1894, célèbre pour ses poésies, dont le fameux « Marché des Gobelins ») et Dante Gabriel Rossetti (1828-1882, peintre, poète et écrivain). Tous amis, entre autres, du légendaire poète Algernon Swinburne (1837-1909) et de Charles Cayley (1823-1883, traducteur de Dante). Des combustibles fictionnels ? Plutôt une véritable poudrière.
« (...) des becs de gaz aux lumignons frémissants surmontaient des enseignes de boucheries, l’éclat opalin des manchons à incandescence éclipsait le flamboiement rougeâtre des lampes à huile, et les flammèches d’innombrables bougies et chandelles dansaient sous leurs verrines à l’entrée des boutiques, ou fichées au sommet des piles de primeurs des colporteurs. »
Dès lors, les bases sont jetées pour une reconstitution victorienne frappée du sceau multiple de l’épouvante, de la fantaisie et du délire. Tambour battant, l’aventure entraîne le lecteur de 1845 à 1882, en compagnie de John Crawford, un vétérinaire dont les parents, déjà, étaient harcelés par des vampires, qui sauve un jour Adelaïde McKee, une fille perdue, de l’attaque d’un des leurs, et dont il aura sans le savoir une fille qui sera l’enjeu d’une lutte terrible. Une lutte sans fin menée aux côtés des Rossetti et notamment de Christina, qui, alors qu’elle était adolescente, a rappelé le fantôme de John Polidori grâce à une statuette héritée de son père. Une statuette qui contient l’essence vitale du vampire et dont seule la destruction permettrait de le renvoyer définitivement aux ténèbres. Une statuette qui, de manière incompréhensible, a depuis longtemps disparu.
« Celui-ci a connu quelques fantômes, lui aussi. Des embrasements de fantômes et d’huile en putréfaction. »
Mais l’on connaît l’auteur, qui n’a pas grand goût pour les intrigues simplistes et linéaires. Entre alors en scène Edward John Trelawny (1792–1881), aventurier, romancier, ami des poètes Byron et Shelley, et aussi, dans le monde réel, l’un des romanciers favoris de Powers, qui hisse le baroudeur vieillissant au rang de héros qui s’en sort toujours, et qui a bien plus d’un tour dans son sac. Trelawny, devenu une sorte de pont vivant entre les royaumes des ténèbres et le monde quotidien, et dans la chair duquel ont été tirées, à l’aide d’une arme à feu, des figurines magiques. Trelawny, qui a une bien curieuse et bien dangereuse compagne qui pourrait n’être autre que Boadicée, reine du peuple britto-romain des Icénis, née quelques décennies après le Christ mais pas beaucoup plus morte que ne l’est Polidori. Rien n’est donc simple pour nos protagonistes, entre vampires, sortilèges et exorcismes, entre oiseaux protecteurs et âmes enfermées dans des flacons, entre effarements et métaorphoses, et traquant - ou traqués par - d’effrayantes créatures et d’étonnantes variétés de fantômes. Quêtes et aventures, fuites et poursuites, explorations d’une capitale décrite dans ses moindres détails, des fastes victoriens aux rives sinistres de la Tamise, des splendeurs de la cathédrale Saint Paul aux obscurs boyaux s’étendant sous le cimetière de Highgate, des toits enneigés aux puits s’enfonçant sous terre.
« Il est mort sans souillure, en priant Dieu, entouré d’ail et d’acier. »
Fantaisiste et picaresque, empli d’humour et de drame, toujours inventif, profondément humain, « Parmi les tombes » ne manque pas d’arguments pour séduire. Distraction, certes, mais distraction ultra-référentielle (nous ne relèverons pas ici tous les auteurs cités, évoquées, aperçus, sans compter l’inévitable William Ashbless, que Powers fait apparaître d’une manière ou d’une autre dans la plupart de ses ouvrages), et de haute volée. Aventure trépidante, certes, mais aussi interrogation littéraire sur la poésie, sur le prix que l’on est prêt à payer pour gagner ou faire revenir l’inspiration, pour ne pas la perdre, pour atteindre ce génie qui est, de manière transparente, tout autant que l’acceptation de l’essence vampirique, une forme d’accès à l’immortalité. Dès lors, nul ne s’étonnera des tourments des Rossetti, de Swinburne, d’autres personnages ayant compris qu’accepter le retour du vampire c’est aussi retrouver la puissance de l’inspiration, et dès lors prêts à trahir, peut-être, pour gagner l’immortalité littéraire.
« Je crois savoir qu’origo lemurum signifiait « faiseur de spectres » en latin. »
Si le style de Tim Powers n’a jamais été flamboyant, si sa prose ne va pas jusqu’à imiter celle de l’époque, son écriture, ici claire et fluide, associée à une documentation évidente et à un soin apporté aux détails, parvient à recréer, avec une sobriété certaine et sans recherche excessive d’effets, le Londres de la seconde moitié du dix-neuvième siècle. Ce réalisme soigné s’accorde parfaitement avec sa revisitation fantaisiste, inventive, hallucinée, de l’histoire des grands artistes de l’ère victorienne, et génère une petite musique personnelle, une touche qui est propre à Tim Powers, tantôt poignante et tantôt légère, tantôt magique et tantôt effrayante. Une petite musique qui enchante ses amateurs depuis les fameuses « Voies d’Anubis » – récemment réédité chez Bragelonne sous une très belle couverture de Didier Graffet – roman qui fit sensation à sa parution et devait s’imposer comme une des œuvres fondatrices de ce qui est aujourd’hui le steampunk.
Notons, pour finir, que les éditions Bragelonne, qui ont eu la bonne idée de traduire sans tarder « Parmi les tombes », s’apprêtent à rééditer prochainement « Le Poids de son regard », écrit par Powers en 1989 et publié en langue française chez J’ai Lu en 1990. Une réédition qui devrait intéresser les amateurs de Powers et plus particulièrement de ses récits victoriens, car son intrigue, si elle se déroule deux décennies avant les évènements décrits ci-dessus et fait intervenir surtout les poètes de la génération de Byron et Shelley, met aussi en scène des personnages et des créatures rencontrées dans « Parmi les tombes » - notamment Edward John Trelawny et les Néphilims.
Titre : Parmi les tombes (Hide Me Among The Graves, 2012)
Auteur : Tim Powers
Traduction de l’anglais (États-unis) : Maxime Le Dain
Couverture : Fabrice Boriol / Valentino Sanni / Trevillion images
Éditeur : Bragelonne
Site Internet : page roman (site éditeur)
Pages : 498
Format (en cm) : 15 x 24 x 3,5
Dépôt légal : juin 2013
ISBN : 978-2-35294-677-9
Prix : 25 €
Tim Powers sur la Yozone :
La chronique de « A deux pas du néant »
Un bel essai sur le steampunk :
« Steampunk ! » par Étienne Barrillier