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DestinyQuest : La Légion des Ténèbres
Michael J. Ward
Bragelonne, traduit de l’anglais (Grande-Bretagne), livre-jeu fantasy, 633 pages, juin 2013, 25€

Réveil au milieu d’un cratère, entouré de cadavres. Un chevalier, mourant, dit que c’est la marque sur votre bras qui a fait ça.
Oui, vous, car c’est vous qui vivez cette aventure, puisque DestinyQuest est un livre-jeu !



Le principe de base n’a pas changé depuis les années 80, lorsque sortent chez Folio Junior les grandes séries « Défis fantastiques », « Loup Solitaire », etc. L’aventure, racontée à la 2e personne du pluriel, est découpée en paragraphes numérotés. Lus dans l’ordre, les paragraphes n’ont aucun sens. Lorsque vous êtes face à un choix (aller à gauche ou à droite, tuer quelqu’un ou l’épargner...), vous sautez au numéro correspondant. Vous empruntez alors un chemin « unique », récoltez des objets différents, rencontrez des monstres ou pas. Et mourrez ou pas. Il existe un enchaînement idéal pour atteindre la fin de l’histoire (la victoire sur le grand méchant et la découverte de son trésor), mais de multiples variations avec plus ou moins d’embûches permettent aussi d’y parvenir. C’est ce qui fait le charme de ces livres-jeu : sauf à faire exactement les mêmes choix, on ne vit pas tout à fait la même histoire.

Bon, ne rêvons pas non plus, il n’y a jamais qu’une seule trame principale, dont on ne s’éloigne que légèrement.

Le gros défaut des Livres dont vous êtes le héros était sans doute la trop grande simplicité du système de jeu, comparé à des règles comme Donjons & Dragons : en gros une statistique de force, ajoutée à deux dés, détermine si c’est vous ou l’adversaire qui touchez l’autre. Paf, 2 points de vie en moins. Les quelques objets trouvés en chemin peuvent augmenter la force, guérir les blessures, éventuellement infliger des dégâts spéciaux. Mais c’était assez spartiate. Au point que parfois, par lassitude, on n’hésitait pas à passer les combats (ne niez pas).

Le jeu de rôles n’est pas à la portée de tous (déjà, il faut être plusieurs), mais le multimédia en a ouvert les portes en grand : des jeux comme « Lands of lore » et bien sûr « Baldur’s Gate » en 1999 ont permis aux joueurs « isolés » (ce qu’on appelle aujourd’hui un geek en milieu rural) de vivre leur passion. Puis l’internet en haut débit a aboli les distances, et les MMORPG se sont abattus sur notre monde...

Face à telle concurrence, on pourrait croire les Livres dont vous êtes le héros (LDVELH) un peu désuets, et surtout dépassés. La collection existe toujours chez Folio junior, et Gallimard prévoit d’adapter les titres en application pour smartphones et tablettes. Une deuxième jeunesse qui joue sur une agréable nostalgie de cette époque pré-numérique.

C’est pourtant dans ce contexte que Michael J. Ward, visiblement grand fan de tout cela, publie « DestinyQuest », d’abord à compte d’auteur, puis chez Gollancz puisque le succès est largement au rendez-vous (120.000 ex. vendus). D’où son adaptation en français, puisqu’il y a aussi en France un vivier de joueurs-lecteurs nostalgiques.

Mais un livre peut-il remplacer, ou concurrencer un jeu vidéo ? Michael J. Ward relève le défi, en proposant un système de combat un peu plus complexe que précédemment (un jet de vitesse pour porter le coup, un jet de capacité pour les dégâts, des points d’armure pour encaisser), notamment riche de très nombreuses capacités secondaires.

Disons-le immédiatement : c’est une TRÈS BONNE idée, parce qu’on retrouve une variété de capacités spéciales dignes des jeux du studio Bioware, et c’est une TRÈS MAUVAISE idée, parce qu’au lieu d’un ordinateur pour gérer ça, vous allez devoir vous dépatouiller avec un crayon et une gomme.
Idem de la fiche d’inventaire : en PDF ici sur le site de la série (VO) (ou ici en français sur la page du roman chez Bragelonne : 11 emplacements d’équipement, 5 poches dans votre sac, cela fait beaucoup de choses appelées à changer très souvent (potion bue, objet utilisé, meilleur matériel ramassé...). Sans parler des 147 compétences différentes détaillées en fin d’ouvrage ! Certes, les effets se ressemblent tous un peu (bonification de stats, dégâts...), mais comme chaque nouvel objet vous en donne une en plus de modifier vos statistiques, les choix sont non seulement parfois cornéliens, mais nécessiteront de bien penser à tout dans les combats. Sans oublier que les monstres ont eux aussi, souvent, une capacité spéciale.

Donc sur la manière de jouer, armez-vous de patience : les combats peuvent être passionnants, ils n’en demandent pas moins de poser son livre et d’empoigner son bloc-notes. Ne comptez pas utiliser la fiche en début de livre, avec un pavé de presque un kilo, c’est peine perdue.

Quant à l’histoire, si elle n’est pas trop mal ficelée, on sent malheureusement que l’auteur a trop avalé de jeux et de films hollywoodiens ces dix dernières années.
Vous vous réveillez amnésique au milieu de cadavres. Le seul survivant vous dit que c’est la marque maléfique sur votre bras qui a explosé et tué tout le monde. Il vous confie ce qui aurait dû être sa vie : une recommandation pour Avian Dale, un grand mage des environs. Lui saura peut-être vous dire qui vous êtes, et ce que vous êtes. Nous cumulons donc amnésie et apprentissage, puisqu’en plus tous vos scores commencent à 0.

Dans la veine des jeux type « Baldur’s Gate », et contrairement aux vieux LDVELH, vous avez une carte (3, en fait, une par acte), avec des lieux à visiter : rendez-vous directement au numéro indiqué. Un code couleur détermine la difficulté de la quête à y accomplir. Libre à vous de suivre une difficulté croissante ou non. C’est conseillé dans l’acte 1, véritable didacticiel avec des « quêtes secondaires » très basiques, aux histoires vues et revues : la trame principale désigne une sorcière comme source de tous les maux du village. En enquêtant et rendant service par-ci par-là, vous découvrirez (peut-être) qu’il n’en est rien. Sinon, du très banal : le magicien qu’il faut aider à dompter un élémentaire rétif, le paysan et ses rats géants (qui s’avère une embuscade, oh quelle surprise), la vieille crypte et son grimoire maudit. On sourirait au léger détournement du « Petit Chaperon Rouge » si là encore ce n’était pas de l’archi-réchauffé. L’affaire du gros navet est du même genre.
Bref, c’est le temps de se faire la main, ramasser un peu de matériel et faire décoller ses stats. On clôt l’histoire en allant affronter le « boss de fin d’acte » et en rencontrant Avian.

Là, en transition, enfin quelques pages continues d’histoire. Hypnotisé, vous trahissez la confiance de votre nouveau maître en volant un artefact qui va ouvrir la porte noire et laisser la Légion des Ténèbres déferler sur Valeran. Avian vous envoie à la recherche d’un autre mage qui seul saura comment la refermer, tandis qu’il rejoint l’armée pour freiner la Légion.
C’est parti pour un acte 2 un peu plus intéressant, des quêtes un peu plus longues (mais parfois aussi peu originales : « le bal du comte » dans un vieux château gothique... devinez quels monstres on va croiser ?). On voit apparaître les voies (mage, guerrier, voleur), et quelques métiers assortis qui donnent deux capacités supplémentaires (chouette !).
On voit surtout de plus en plus de choix s’ouvrir ou se fermer selon sa voie, ou les objets en notre possession. Les choses deviennent intéressantes en termes de jeu.
Niveau histoire, on en apprend un peu sur soi. Rien de très original (en gros, vous êtes un général renégat de la Légion, sans qu’on sache trop pourquoi vous avez trahi), mais c’est plutôt bien amené, par petites touches.

Malgré la carte, l’acte 3 est ultra-linéaire : c’est une bataille finale contre la Légion, les quêtes qui en font la structure ne peuvent se faire que dans l’ordre (d’où l’inutilité de la carte). Les paragraphes se densifient, d’autres personnages sont fréquemment présents à vos côtés. L’auteur aurait pu se passer de nous balader d’un numéro à l’autre tant les choix s’avèrent rares (affronter ce monstre ou l’autre), mais cela évite sans doute des « blocs » effrayants de 2, 3, parfois 4 pages de lecture !
Ce qui est assez décevant, c’est que Ward aurait pu en profiter pour s’affranchir d’un texte purement descriptif et tourné sur l’action de chacun, pour y mettre un peu d’âme et de sentiments. C’est d’ailleurs un sujet qui ne déterminera jamais un choix : votre personnage avance sur des rails, il encaisse plutôt bien toutes les insultes quant à sa condition, fait de l’humour noir pour dédramatiser les guêpiers dans lesquels il (enfin, vous) met les pieds. Mais jamais on ne vous propose de compatir à la déprime de votre interlocuteur ou de l’encourager. Tout reste tourné action, ramassage de butin, choix de direction.

Le finale est de toute beauté, combats enchaînés fort difficiles contre des monstres, chacun plus gros et plus fort que le précédent. Ne vous laissez pas illusionner par le choix, face au grand méchant, de rejoindre la Légion : votre caractère guidé vous ramènera dans le camp du Bien (même si hésiter a des répercussions sur la suite !). Bonus, après la victoire, une quête spéciale (plutôt dure, c’est rien de le dire, avec un orbe gigantesque au-dessus de la ville, dont il faudra aller exploser le cerveau avec votre X-Wi... tapis volant) sert d’épilogue et d’ouverture au second tome à venir.

« La Légion des Ténèbres » vaut un bon blockbuster, avec une bataille finale contre les morts-vivants digne de celle du « Retour du Roi ». Par son système de jeu assez poussé, il ne devrait pas déplaire à tous ceux qui ont inlassablement rejoué à « Baldur’s Gate » (et ses excellents successeurs) pour en explorer chaque recoin, chaque façon de faire. L’univers mélange pas mal de petites choses sympathiques (tapis volants, pistolets à pierre...) à une fantasy sinon classique.
Hélas, comme tout film, figé, décidé par son auteur, et comme tout jeu, moins complexe que la vraie vie, il décevra quant au peu de liberté qu’il propose. Ce qui fait la force des jeux récents (citons par exemple « Dragon Age », par Bioware), c’est la capacité des auteurs à envisager le plus large panel de choix, de réactions, de conséquences... Ce qui signifie que certains choix peuvent couper tout un pan de l’histoire, fermer totalement une voie.
Ici, au lieu d’une arborescence conduisant, potentiellement, à différentes fins, on a, bien plus classiquement, une seule trame, et notre seule liberté se trouve dans les impasses que nous pouvons explorer ou non avant de revenir sur le chemin. Un début, une fin, des fausses pistes, du temps perdu, des raccourcis plus sûrs ou plus dangereux.

Dans un livre de 630 pages, c’est privilégier une histoire plus longue plutôt que trop de variantes. Certes, elle est riche en grand spectacle et en « aventures », mais ce sera, malgré ce qu’en dit l’auteur, toujours la même, avec ses mêmes passages obligés strictement identiques.
À ce titre, « La Légion des Ténèbres » est donc un bon divertissement, comme l’étaient ses prédécesseurs il y a presque 30 ans. Le système de jeu plus complexe plaira ou non, mais l’importance des combats contraindra le joueur à la patience pour maximiser son plaisir.

Pour ceux qui (comme moi) préféreront l’aventure, la découverte, ceux qui gardent un doigt entre les pages pour marquer le paragraphe du choix crucial pour y revenir et essayer autre chose après, la lecture n’est pas désagréable : on sent que Michael J. Ward est un fan, qu’il sait flatter son lecteur comme s’il était à sa place, et ce qu’il offre n’est pas mauvais, et même plutôt bon parfois. Hélas, le format imposé l’empêche de développer un style d’écriture plus captivant que la simple et linéaire description des faits et gestes du héros et des autres protagonistes.

Bref, Michael J. Ward est un bon maître du jeu, mais pas un écrivain, un auteur ou un conteur. Éventuellement un scénariste : quelques rebondissements pas trop inattendus pour flatter l’intelligence du lecteur/spectateur, des références évidentes pour flatter sa culture, et des effets spéciaux allant crescendo pour lui en mettre plein les yeux et lui faire oublier tous les défauts.

« DestinyQuest » est pour les nostalgiques des Livres dont vous êtes le héros. Ceux qui n’ont pas grandi. Qui n’ont pas lu David Gemmell, Michael Moorcock, Nicolas Cluzeau ou Jean-Philippe Jaworski (ces deux derniers ayant beaucoup œuvré pour le jeu de rôles), pour ne citer que ceux-là...
Pour ceux qui n’ont jamais joué aux produits Black Isle / Bioware...
... Ou pour ceux qui ont encore une poignée de dés au fond de leur tiroir.

C’est néanmoins un effort louable de réhabiliter le livre-jeu, et en termes ludiques, « DestinyQuest » s’impose en rival crédible de la multitude de micro-jeux de rôles en Flash et autres applications récentes. Une alternative aux écrans qui nous envahissent.
Il est juste dommage qu’en 30 ans, puisque la forme est figée, le fond n’ait pas évolué. Vu les progrès réalisés dans le jeu vidéo, autant graphiques que scénaristiques, on aurait espéré que la « littérature ludique » aurait gagné en qualité de style, d’écriture. Non. Michael J. Ward se contente de reprendre ce qui a fait le succès des jeux des quinze dernières années, et tente de le coucher au mieux sur papier.
Sans plus. Hélas.


Titre : La Légion des Ténèbres
Série : DestinyQuest, tome 1
Auteur : Michael J. Ward
Traduction de l’anglais (Grande-Bretagne) : Arnaud Demaegd
Couverture : Victor Manuel Leza Moreno
Éditeur : Bragelonne
Site Internet : page roman (site éditeur)
Pages : 633 (pour 939 « paragraphes »)
Format (en cm) :
Dépôt légal : 23,8 x 15,2 x 3,7
ISBN : 9782352946434
Prix : 25 €


Bon point : très très peu de coquilles sur le chemin que j’ai emprunté (et quelques détours...), essentiellement des scories alinéas à la touche Tabulation... ou bien est-ce un message caché ?


Nicolas Soffray
4 juillet 2013


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