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Nuigrave
Lorris Murail
Le Livre de Poche, n°32986, science-fiction, 379 pages, mai 2013, 7,60€

À travers les déboires d’un personnage en apparence banal, qui finira par se trouver porteur d’un secret d’une importance considérable pour l’avenir d’une région entière de la planète, Lorris Murail explore l’Histoire, les dérives de notre présent, les aspects d’un futur possible. Sous forme de thriller, une réflexion sur la mémoire.



Mon bureau était un vestige, comme les cités mésopotamiennes d’Ur, Uruk et Mari.

Rien ne prédispose Arthur Blond à sortir de l’ordinaire, et encore moins à prendre place dans l’Histoire, qui est surtout pour lui un gagne-pain : il l’enseigne à mi-temps dans un lycée, et, pour son autre mi-temps, est fonctionnaire à l’Office Européen de Restitution Patrimoniale. L’O.E.R.P. : une nouvelle institution basée sur le concept de rétroarchéologie, sorte de mea-culpa général des pays du nord, décidés à rendre aux pays dont ils sont originaires les trésors culturels razziés dans le passé – mais pas sans contrepartie : si lesdits pays pouvaient reprendre leurs immigrés au passage, ce ne serait pas plus mal.
Sursaut d’honnêteté des pays développés ou théâtre grotesque vis-à-vis de civilisations, ou de ce qu’il en reste, incapables de prendre soin de leur propre histoire, qu’elles aient laissé leurs temples pourrir dans la jungle ou leurs monuments à l’abandon le plus complet, cet O.E.R.P. n’apparaît guère durable. Il en est plus d’un pour dénoncer ces restitutions d’objets qui, s’ils n’avaient pas été à l’abri dans les musées érigés par leurs soi-disant spoliateurs, ne seraient plus depuis longtemps que poussière. Pour preuve, l’obélisque de Louxor, à peine rendue à l’Égypte, y est manipulée avec si peu de soin qu’elle est réduite en morceaux.
C’est à cette occasion que s’écroule également l’existence fragile d’Arthur Blond : mandaté par l’O.E.R.P. pour aller voir ce qu’il est possible de faire pour restaurer l’obélisque, il se voit cueilli dès son départ à Paris par les autorités aéroportuaires pour usage d’une drogue en apparence banale. Une mission manquée, une occasion qui ne se répétera pas : l’O.E.R.P. est bientôt dissous, et ne lui restent plus que ses cours.

Alors, le temps me paraissait prendre la consistance d’un ruban de glaise et, pour un peu, j’aurais eu l’impression de pouvoir le modeler à ma guise.

Dès lors l’existence d’Arthur Blond prend un tour imprévu. Inculpé pour usage de drogue, propulsé dans une série d’interrogatoires atypiques, il se retrouve malgré lui sur la piste de son ancienne compagne, dont il est séparé depuis bien longtemps, qui menait des recherches très personnelles sur des plantes hallucinogènes. Lorsqu’elle sera assassinée, il découvrira qu’il est le seul à pouvoir déchiffrer ses archives, et le seul à pouvoir sauver les coarcines, ces plantes productrices du tetracoarcinicol, dont les propriétés sont multiples : elles modifient la perception du temps, elles permettent de mettre au repos sélectivement certains organes, et ont bien d’autres actions corollaires.

Bientôt, les filles se feront faire un ventre comme elles se faisaient percer les oreilles.(...) Le fœtus est isolé. Il demeure vivant. Il continue d’évoluer, à un rythme très lent. Comme un morceau de viande dans un congélateur.

Arthur Blond essaie, autant que faire se peut, en mémoire de son amie assassinée, de jouer un jeu très personnel. Dans une ambiance façon thriller, il se dérobera – du moins pour un temps – à ceux qui le traquent, plongeant dans le « petit Kosovo », un ghetto multiethnique où coexistent solidarité et crime. Mais les enjeux sont énormes : la coarcine serait indispensable aux « Émirs blancs », despotes ayant pris le pouvoir au Proche-Orient dans les suites des guerres d’Irak et de Syrie, avec l’aide de mercenaires occidentaux abandonnés sur le terrain par leurs employeurs, tout comme les armes apportées par les États-Unis et laissées sur place dans la débâcle économique, parce qu’elles coûtaient trop cher à rapatrier. Arthur Blond et les coarcines deviennent dès lors une pièce maîtresse d’un jeu géopolitique complexe, habilement tissé par l’auteur, où se mêlent atrocités diverses et trafics d’organes, faux-semblants et manipulations.

Manipulant ces pages rongées par le feu, suivant du bout du doigt le fil de l’encre qui parfois se perdait dans un trou bordé de noir (...) j’eus l’impression de visiter les reliques d’un monde vieux de plusieurs siècles.

L’Histoire tout court, donc, mais aussi les diverses formes de la mémoire, ses différents niveaux, qu’ils soient collectifs ou individuels, sont pourvus d’une importance toute particulière. Les effets de la drogue, à laquelle Blond est bientôt soumis sans le vouloir ne lui faciliteront pas la tâche : paramnésies, souvenirs chimères nommés cauchemoires, plongées dans son propre passé à travers une thèse factice, l’Art Moderne de la momification sous l’empire de la boisson, plaisanterie élaborée alors qu’il était étudiant, à la façon du fameux Cantatrix sopranica de Georges Pérec, mais dans laquelle, avant de la déposer sur le réseau, Sidonie avait glissé bien des détails de première importance. Et ce sont ici et là une multitude de détails glissés par l’auteur – par exemple la réflexion sur la perte de mémoire à travers le livre de recettes manuscrites de sa grand-mère qu’il est incapable de déchiffrer, ou les souvenirs de meubles ou tableaux disparus qui ne laissent rien d’autres que des traces plus pâles sur les murs des logements qu’il visite – qui sont convoqués pour donner corps et densité au récit.

Un récit rythmé

Certains lecteurs pourront éprouver une légère frustration à la lecture de certains passages, dans la mesure où Lorris Murail ne parvient pas tout à fait à restituer ce vertige de l’étirement du temps déjà largement exploré sur le plan littéraire. Ainsi les durées impossibles dues à la consommation du hashich ont-elles été décrites avec talent par bien des plumes classiques, citons par exemple Fitz Hugh Ludlow (1836-1870), Mary C. Hungerford (« An overdose of hasheesh », 1884), ou H.H. Kane (« A Hashish House in New York », 1833). Sans doute de tels auteurs ont-ils d’ailleurs été l’une des sources d’inspiration d’un élégant passage de « Nécroville » ou Ian McDonald décrit ce même étirement du temps sous l’emprise de la drogue.
Mais peu importe ce détail. L’objectif de l’auteur n’est pas de faire du style mais de rendre son récit prenant, et suffisamment rythmé pour coller aux soubresauts du monde moderne. Sur cet aspect, Lorris Murail mène sa barque avec suffisamment d’habileté pour maintenir l’attention du lecteur d’un bout à l’autre du roman, sans jamais sacrifier aux nécessaires méditations et interrogations du personnage principal.

Un roman qui invite à la réflexion

On l’aura compris : « Nuigrave » est un roman qui pousse à se poser bien des questions sur notre présent et sur les directions qu’à court terme il est susceptible de prendre. Les descriptions des cours d’histoire du narrateur et des discussions qui s’ensuivent, non seulement avec ses élèves, mais aussi avec ses collègues, la police ou des gens croisés ici et là – comme ce dealer d’après qui en vidant leurs musées, nos sociétés séniles ne restituaient pas à leurs propriétaires légitimes des trésors indûment amassés, elles s’appliquaient à désencombrer leur mémoire congestionnée afin de retrouver l’allant de leur jeunesse – pourraient constituer d’excellents points de départ à des débats scolaires, non seulement sur les questions de colonisation/décolonisation, mais aussi sur bien d’autres thématiques liées à notre présent. En ceci « Nuigrave », récit facile à lire, et dont les trois cent soixante-dix-neuf pages sont rapidement avalées, ne fait pas mentir l’adage disant que la science-fiction n’est pas seulement une manière d’envisager le futur, mais aussi une façon de décrypter les mille et une facettes du contemporain. Qu’il invite à réfléchir de manière individuelle ou serve de support à une réflexion collective en classe de lycée – ce dont des enseignants doivent avoir déjà eu l’idée, sa première édition chez Robert Laffont datant de 2009 – « Nuigrave » apparaît comme un de ces romans dignes d’estime qui font honneur au genre.


Titre : Nuigrave
Auteur : Lorris Murail
Couverture : Srebrina Yaneva
Éditeur : Le Livre de Poche et si besoin pour les poches notamment (édition originale : Robert Laffont, 2009)
Site Internet : page roman (site éditeur)
Numéro : 32986
Pages : 379
Format (en cm) :11 x 18
Dépôt légal : mai 2013
ISBN : 978-2-253-16976-5
Prix : 7,60 €



Lorris Murail sur la Yozone :
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Hilaire Alrune
3 juin 2013


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