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Dans la ville infinie
Alain Dartevelle
L’Âge d’Homme , collection La Petite Belgique, science fiction / littérature générale, 114 pages, février 2013, 14€

Après « Amours sanglantes » qui abordait déjà, mais sans sombrer dans le stéréotype, le tandem infernal Eros et Thanatos, après « Au nom du néant » qui travestissait l’avenir pour mieux verser dans la satire féroce et voltairienne, après « Narconews » qui peignait une sorte de futur antérieur en pleine déliquescence, notre collaborateur Alain Dartevelle revient pour un nouvel ouvrage à la croisée des genres. Tenant de la littérature générale, de l’anticipation, de l’horrifique, du récit criminel, ce mince volume, entre roman et recueil de nouvelles, reprend bien des thèmes de prédilection de l’auteur. Des thèmes, mais aussi un regard. Car l’on sait qu’il ne faut attendre de la part d’Alain Dartevelle ni mansuétude excessive pour les déviances et travers de ce que l’on se plaît à nommer humanité, ni bienveillance pour ses errements, fussent-ils parmi les plus répandus. Bien au contraire le lecteur se trouve-t-il, une fois encore, confronté à une perception aiguë, une lucidité sans pitié, une vision sans concession de ce que nous sommes et serons, sans doute, jusqu’à ce qu’advienne la Fin de l’Histoire.



La Fin de l’Histoire

Chacun a entendu parler, sans doute, de cette théorie de la Fin de l’Histoire qui remonte à Hegel, a été discutée par Kojève et Abellio, et, plus récemment, sarcastiquement proclamée par le sociologue Philippe Muray et abondamment commentée par Maurice G. Dantec. Dans ses dernières versions, cette théorie postule le fait que nos sociétés sont parvenues à leur stade ultime, figées dans une éternelle absence d’avenir, une sorte de décadence éternelle, immuablement et atrocement répétitive. Que cette vision de la Fin de l’Histoire corresponde à quelque lucidité particulière ou à une simple hallucination d’intellectuel en mal de substrat est sans importance : les personnages d’Alain Dartevelle, eux, y croient dur comme fer.

Dans cette éternelle Fin de l’Histoire, dans cette mégalopole qu’est Infinity City, la part belle dévolue aux hommes depuis l’aube des temps perdure et même culmine. Le beau sexe, s’il a conservé entier son pouvoir de séduction, n’y est pas toujours à la fête. Femmes-enfants et femmes-marchandises qui se croient à la marge d’une vie meilleure mais finiront mal, femmes-courtisanes et femmes-sphinges pour les plus riches et les plus décadents, femmes qui se leurrent et croient avoir été distinguées pour être menées au sommet de l’échelle sociale mais n’ont été reconnues, identifiées, choisies que comme proies et comme gibier – et pas seulement dans l’acceptation sensuelle du terme. Le destin des femmes-artistes ne vaut guère mieux, et les illusions que ces dernières se seront faites de leur carrière finiront, littéralement, en morceaux.

Ainsi en va-t-il dans cette ville que l’on pourrait croire sans fin, mais au nom fallacieux : l’ouverture ne se fait pas sur le vaste mais sur le vacuum – le vide – , le regard n’est pas dirigé vers l’extérieur mais vers l’intérieur, et cet abandon de la poussée, du moteur, des convulsions qui ont toujours fait l’Histoire s’accompagne d’un repli informulé, réducteur jusqu’à l’immonde, d’une concentration sur ce à quoi tout, toujours, se réduit : le sexe, la violence, la mort.

Une vision panoptique

Que soit désigné sous le nom de panoptic ce multimédia qui, de façon allusive, discrète, mais récurrente, apparaît, omniprésent, dans chacun des textes de ce volume n’étonnera personne. D’une part, parce que le vocabulaire – nous en reparlerons plus loin – permet à l’auteur d’ancrer son récit dans une sorte de futur déjà passé, d’autre part parce qu’il évoque le panopticon de Bentham qui n’est pas conçu pour une vision panoramique vers l’extérieur, mais bien comme permettant de visualiser tout ce qui est à l’intérieur. Ainsi les habitants d’Infinity City, concentrés sur la Fin de l’Histoire, obnubilés par leurs misérables égos, hantés par leurs prétentions artistiques, ne sont-ils plus capables de regarder rien d’autre qu’eux-mêmes. Ils sont, on s’en doute, en bien mauvaise compagnie.

Dès lors, ils n’est pas étonnant que ce brouillard viride, cauchemardesque, trop caricatural pour être réel, sorte d’absinthe nébuleuse, de rouille verdâtre qui envahit et le monde et les hommes, soit vu pour la première fois, dans le chapitre intitulé “Retour sur soi”, comme sortant du panoptic lui-même. Une invasion fongique, une sorte de pourriture intérieure, allusion sans fard aux audiovisuels du monde réel qui renvoient sans cesse leurs spectateurs à ce qu’ils ont de plus bas, et, sans cesse, par leur rugination perpétuelle, les laminent, les réduisent à l’état de simples réceptacles dotés d’un temps de cerveau disponible au contenu perpétuellement remis à zéro –fin de la mémoire qui est aussi une Fin de l’Histoire – par le conditionnement du jour. Une brume verte qui n’est rien d’autre que ce néant coloré, fallacieux, qui, sans cesse, avec une obstination diabolique, ronge et annihile le monde.

Une étrange illusion sans doute, mais ô combien révélatrice de ce destin que l’on voit peu à peu s’ébaucher, de cette promesse apocalyptique qui se dessine entre les lignes. Car, le lecteur en acquiert comme une sourde prescience, cette Fin de l’Histoire promise à Infinity City, cette répétition figée d’un bonheur à la fois éternel et insane pourrait bien être annulée par un autre spectacle, par un événement historique – abominable horreur – venant d’au-delà des limites d’une ville peut-être pas aussi infinie que ne l’imaginent ses habitants, d’une ville ne résumant peut-être pas autant l’univers que ne le pensent, dans leur égocentrisme maladif, ses élites déjà bien dégénérées.

On ne saurait en effet attendre, d’un auteur né à Mons, cité qui connut des combats particulièrement féroces, et pas seulement lors de la première guerre mondiale, qu’il oublie les conflits quasi perpétuellement menés aux marges, aux marches, aux frontières de ces grandes et richissimes cités qui ont marqué l’Histoire. C’est ainsi qu’apparaissent au chapitre cinq les affrontements au loin, sur le front d’Héligoland, vers lequel un jeune homme s’apprête sans crainte à se mettre en route. Sans crainte, et peut-être même avec un certain entrain morbide ; et l’on se demande si cette guerre, à l’évidence une menace trouble, lointaine, non perçue par les élites d’Infinity City, n’est pas aussi la répétition, ou la perpétuation, à une plus large échelle, des crimes commis en toute impunité par cette même élite. Une sorte de jeu, à la manière de la guerre qui se profile au dernier chapitre du fameux « Rivage des Syrtes » de Julien Gracq – et il est difficile de ne pas songer, dans un registre analogue, au somptueux « Héliopolis » d’Ernst Jünger.

Un décadentisme rétrofuturiste

Ce qu’Alain Dartevelle nous propose à travers ces huit textes, c’est une vision d’un décadentisme rétrofuturiste qui, s’il se situe sans doute dans un avenir proche, fleure également bon le fin-de-siècle. Une sorte de « ce qui aurait pu advenir » – et qui sans doute le pourrait encore – , une anticipation presque à l’ancienne, une fantaisie uchronique, un brouillage des cartes temporelles dont l’auteur joue en utilisant des termes évoquant ce futur jamais advenu, mais pourtant déjà légèrement passé, des ouvrages lus il y a longtemps : les lustres en palpitex, les autoscaphes et aéroscaphes, les pulsars, le simulacron, le plastex. Un vocabulaire choisi pour embrouiller subtilement la chronologie, et qui, en générant l’ambiguité, en permettant d’esquiver l’écueil d’un ancrage à une époque trop précise, confère à ces textes, in fine, un léger parfum d’intemporel.

Intemporel, sans doute, mais aussi potentiellement ubiquitaire. Car, à travers quelques lieux emblématiques de cette Infinity City où tout peut advenir – La Collégiale Exelsior, Laguna Beach, le Globo Emporium, Saratoga Tower, l’immeuble Normandy, le Majestic – on peut distinguer des emprunts à diverses mégalopoles du réel ou de la fiction. Cette ville un brin baroque et un brin futuriste pourrait aussi bien être en Europe qu’en outre-Atlantique, ou peut-être même ailleurs.

Infinity City apparaît donc comme une cité emblématique à la fois magnifique et malsaine, une sorte de déclinaison au futur antérieur de Sodome et Gomorrhe, cité ressemblant par ses travers à nos mégalopoles contemporaines, où s’élargit le fossé entre riches et gueux, où renaissent peu à peu les dichotomies maîtres/esclaves. Et l’on se demande si cette Fin de l’Histoire dont se réjouissent nos protagonistes dans un élan de joie morbide et d’enthousiasme pervers ne serait pas seulement la fin des parvenus, des vieux nobles, des chevaliers d’industrie et des aristocrates arrivés au stade ultime de leur décadence, incapables de comprendre que leurs distractions artistico-horrifiques ne constituent rien d’autre que la mise en scène particulièrement élaborée de leur propre fin. Car ce spectacle apocalyptique qu’ils attendent comme un must et un happening, comme une nouvelle et idiote « performance » d’artiste, ce spectacle répétitif, éternel, insurpassable, mortel pour leurs proies et parvenu à son aboutissement ultime, pourrait bien s’étendre ou s’accompagner d’un show inattendu, comme le suggère la cinquième partie du volume : une invasion imprévisible et venue d’au-delà, le feu tombant du ciel, la destruction sans espoir de secours. La Fin de l’Histoire, non pas comme spectacle ultime pimenté par la fin tragique des perdants, mais comme fin de la cité toute entière, cette cité que les élites, dans leur aveuglement égocentrique, pensent n’être rien d’autre que le monde parvenu à son pinacle. La fin, en définitive, d’Infinity City et de tous ceux dont elle était l’univers. Mais tout n’est pas dit encore, et peut-être ne s’agit-il, comme un nouvel épisode à la Orson Welles, que d’un simple spectacle ; car après ce cinquième chapitre, trois autres parties restent à découvrir.

Pessimisme, philosophie, histoire du genre

Ce rétrofuturisme quelque peu mâtiné de pessimisme, quelque peu teinté de morbide – parfois théâtral car marqué par ce goût de l’auteur pour l’exagération ou la mise en scène qui s’accorde ici aux tendances de ses personnages – n’est pas sans renvoyer à des fictions déjà lointaines, à ces anticipations d’une époque où l’on croyait à un avenir enchanté par la science, et auquel le futur ébauché dans ce volume martèle un contrepoint particulièrement sombre. Souvenons-nous : il en était pour affirmer que les progrès de la technologie, libérant l’Homme de ses tâches les plus rébarbatives, lui donneraient le loisir de s’élever au-dessus du prosaïque, de s’adonner à l’intellect, à la philosophie, aux arts. Las, cet aboutissement n’est dans la vision d’Alain Dartevelle qu’une arrivée au bout de nulle part. Au bout du progrès, l’homme ne se retrouve guère que face à lui-même. Et ces accomplissements dans les arts que le passé nous promettait ne constituent hélas que l’aboutissement de pulsions malsaines sans cesse rejouées : une Fin de l’Histoire qui n’est que la répétition de ce que l’humanité a toujours été et sera toujours, une farce sinistre, un théâtre de mauvais goût, une comédie humaine délétère.


Titre : Dans la ville infinie
Auteur : Alain Dartevelle
Couverture : Léon Spilliaert, Vertigo
Éditeur : L’Âge d’Homme
Collection : La Petite Belgique
Site Internet : page roman (site éditeur)
Pages : 114
Format (en cm) :14 x 21
Dépôt légal : février 2013
ISBN : 978-2825142769
Prix : 14 €



Alain Dartevelle sur la Yozone :
- La chronique de « Narconews »
- La chronique de « Au nom du néant »
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- Alain Dartevelle par Fabrice Leduc
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Hilaire Alrune
24 avril 2013


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