Chargement...
YOZONE
Le cyberespace de l'imaginaire




Anno Dracula
Kim Newman
Bragelonne, traduit de l’anglais (Grande-Bretagne), fantastique, 472 pages, octobre 2012, 23€

« Depuis que la mort n’est plus à la mode, la fréquentation des cimetières est tombée en désuétude. » Décidément, les traditions se perdent. À qui la faute ? Aux vampires, qui sont en train de métamorphoser la société britannique. À force de changements insidieux, le paysage social, politique, médiatique, se modifie de manière irréversible. Pas toujours en bien, et l’on aura deviné que l’on ne s’oriente pas précisément vers le meilleur des mondes : « À Whitechapel, il arrive que l’on ne distingue pas le soleil de l’aurore au crépuscule. De plus en plus de ressuscités deviennent à moitié fous durant la journée. Cette lumière grisâtre leur calcine lentement l’esprit. » Rien ne va plus au royaume de la reine Victoria.



Un postulat uchronique

Dans l’Angleterre victorienne, tout ne va pas vraiment pour le mieux. Après la défaite de Van Helsing face à Dracula, le monstre venu des Carpathes a pris place à Buckingham Palace, aux côtés de la reine Victoria. Mais il ne s’est pas contenté d’imposer ses propres légions aux Londoniens : il a peu à peu fait d’autres victimes, créé d’autres vampires. Dès lors, la société très corsetée de l’Angleterre victorienne est obligée d’évoluer, d’autant plus que les membres des classes dirigeantes entendent bien gagner l’immortalité en se soumettant à leur tour au baiser des ténèbres : son cadre rigide se distend, des groupes de pression s’organisent, des complots se fomentent. En positionnant ses thématiques dans le contexte historique et politique de l’époque avec ses contradictions et ses fragilités (suffragettes et socialisme naissant, poids croissant des journalistes, affaires criminelles de Whitechapel), l’auteur tisse une intrigue complexe emmêlant réel et fiction.

Un foisonnement de personnages

Dracula, Van Helsing, Bram et Florence Stoker, Mycroft Holmes, le colonel Moran, le Docteur Nikola, Hyde, Jekyll, Moreau, Seward, un certain Moriarty, Charles Swinburne, Oscar Wilde, Charles Warren, Lord Ruthven, Montague Druitt et John Merrick : que peuvent bien avoir en commun ces personnages issus du réel ou de la fiction ? Une époque, rien d’autre qu’une époque, l’ère victorienne, celle du steampunk par excellence. On n’en finirait pas de lister les dizaines et dizaines de personnages décrits, évoqués, nommés à travers ce roman profus qui pourtant évite le piège de la surenchère gratuite, de la référence grossière. Car en effet, Kim Newman se garde bien de flatter bassement son lectorat, auquel il laisse souvent, en vrai gentleman, l’avantage d’un coup d’avance (l’auteur décrivant tout d’abord le personnage sans le nommer pour laisser au lecteur la possibilité de le reconnaître), ni même, au contraire de bien de ses confrères moins subtils, de se montrer du doigt comme ostensiblement érudit (certains de ses personnages, à l’évidence connus, ne sont pas ouvertement nommés). Une aubaine pour le lecteur intéressé par l’époque qui ne manquera pas de compléter ses connaissances en faisant de cet ouvrage ultra-référentiel, tant à l’Histoire qu’à la fiction, une lecture active en allant chercher à droite et à gauche si tel ou tel individu relève d’un monde ou d’un autre. Et aussi une franche réussite pour un auteur qui avoue avoir voulu « faire du Londres d’« Anno Dracula » un lieu où toutes les intrigues des grands romans naturalistes, fantastiques ou policiers de l’époque victorienne se déroulent en même temps », et aussi « transcender l’exactitude historique pour mieux évoquer, à la lueur diffuse des becs de gaz, cette Londres romanesque noyée dans le fog. »

Les gènes du steampunk

L’ouvrage prend donc, on le voit, largement assise sur le patrimoine génétique du steampunk : l’époque victorienne, pour l’enchevêtrement de personnages réels ou fictifs, tous rassemblés, revus, remodelés en une fiction commune. Un peu moins, sans doute, pour les machines baroques ou inventives emblématiques du genre : on ne retrouve en effet, dans « Anno Dracula », rien de plus sophistiqué qu’une canne-épée (à lame en argent, il est vrai), qu’un phonographe Edison-Bell, « boitier en cuivre surmonté d’une grosse excroissance en forme de corolle évasée » et que les premiers téléphones. Mais peu importent les artefacts et autres mécanismes : les ambiances, le fog, les fiacres, les bouges, les confréries secrètes, les ruelles obscures sont omniprésentes.

Une réflexion historique et politique

Si la dimension ludique du steampunk, avec ses codes et ses jeux référentiels incessants, est donc bien présente, « Anno Dracula » ne se limite pas toutefois à un divertissement d’érudit, une fantaisie esthétisante et trépidante uniquement destinée à distraire. Car, de toute évidence, l’un des objectifs de l’auteur est d’explorer la part des ténèbres, particulièrement vaste, de l’Angleterre victorienne, sans oublier celle de son Empire (les méfaits de Francis Varney, vampire colonial, sont un démarquage criant des atrocités commis ici et là par les troupes britanniques). En la matière, il était difficile de faire des choix thématiques plus judicieux que le vampire et les crimes particulièrement sanglants attribués à Jack l’Éventreur. Car non seulement le vampirisme permet de mettre en lumière la fragilité de la société victorienne et la manière dont l’aristocratie saignait alors une vaste partie de la population, mais – il a été beaucoup écrit à ce sujet – les crimes de Jack l’Éventreur ont eu, sinon des relents directement politiques, tout au moins une influence considérable sur le pouvoir de l’époque.

« J’ai voulu détruire un monstre, et j’en ai créé un. »

C’est donc suivant une intrigue profuse dans un contexte particulièrement dense que Charles Beauregard, un « sang-chaud », assisté de Geneviève Dieudonné, une vampire dont la lignée, bien plus ancienne et plus pure que celle de l’Immonde Dracula, remonte au début du quinzième siècle, mènent l’enquête afin de retrouver l’assassin de Whitechapel. Un assassin que le lecteur connaît dès le départ, ce qui est sans incidence pour le lecteur puisque questions et mystères ne font que s’accumuler au fil du temps, et que cet assassin n’est, à l’évidence, que la partie émergée de bien plus vastes manipulations.
Et si nos deux héros vont découvrir des complots et des factions dont ils n’avaient jusqu’alors nulle idée, ils seront également confrontés à la science, dont les progrès engendreront, et engendrent déjà (les réflexions des protagonistes sur le téléphone sont à cet égard particulièrement intéressantes) des bouleversements notables. «  Geneviève surprit une lueur inquiétante dans le regard du Dr Jekyll. La même luisait dans les prunelles de Moreau : le désir prométhéen, le feu dévorant d’une connaissance qui voulait s’accroître indéfiniment » : ce n’est à l’évidence que le début. En ceci, également, « Anno Dracula » apparaît comme un digne témoin de son époque.
Si l’on devait exprimer un regret, un seul, ce serait peut-être celui d’une scène finale excessive qui ne cadre pas entièrement avec la finesse politique de l’intrigue. Mais l’on ne saurait revenir sur la qualité globale de la dernière partie du roman, basée sur une succession de chapitres de plus en plus courts et tendus à mesure que l’intrigue devient plus cruelle, la réalité plus âpre, les personnages plus profonds, et la complexité politique plus forte.

Un volume enrichi

L’ouvrage est complété par un passionnant document d’une quinzaine de pages sobrement baptisé « annotations » qui donne les sources, essentiellement dans le domaine de la fiction, de quelques-uns des titres de chapitres et des personnages, par une partie consacrée aux « remerciements » (le connaisseur trouvera dans cette longue liste pléthore de beau monde), une intéressante postface consacrée à la genèse du texte et aux choix chronologiques de l’auteur, une fin alternative (assez peu différente), des fragments de scénario, un court essai de Kim Newman intitulé « Drac l’éventreur », et pour finir une nouvelle, « Les Morts voyagent vite », complétée par une note sur la genèse de ce texte.

Seul (petit) défaut à cette édition, un sommaire partiel et situé en page 407, c’est à dire après les annotations, les remerciements et la postface, et avant les quatre autres annexes. Une table des matières complète, en début ou en fin de volume, aurait sans doute été plus pertinente. Mais ce détail ne constitue qu’une bien modeste ombre au tableau d’une très belle réédition. Une excellente idée, donc, que d’avoir remis à disposition du public, sous une couverture élégante et agrémenté d’intéressants compléments, un roman dense, profus, et aux qualités indéniables.


Titre : Anno Dracula (Anno Dracula,1992)
Auteur : Kim Newman
Traduction de l’anglais (Grande-Bretagne) : Thierry Arson et Maxime Le Dain
Couverture : Noëmie Chevalier
Éditeur : Bragelonne (édition originale : J’ai lu, 1998)
Site Internet : page roman (site éditeur)
Pages : 472
Format (en cm) : 15,2 x 23,6 x 3,3
Dépôt légal : octobre 2012
ISBN : 978-2-35294-606-9
Prix : 23 €



Hilaire Alrune
21 novembre 2012


JPEG - 30.9 ko



JPEG - 18.6 ko



Chargement...
WebAnalytics