Chargement...
YOZONE
Le cyberespace de l'imaginaire




Dragon Griaule (Le)
Lucius Shepard
Le Bélial’, Kvasar, traduit de l’anglais (USA), inclassable, 470 pages, septembre 2011, 25€


« (…) l’énorme bête paralysée à la gueule menaçante, aux crocs festonnés d’épiphytes et de vigne vierge, aux écailles passementées de lichens et de déjections d’oiseaux, dont le vert et or était terni par un ciel couvert, drapé dans des lambeaux de brume spectrale, avec une gueule contenant suffisamment de zones d’ombre pour remplir les nefs de quatre ou cinq cathédrales (…) »

Il est des nouvelles qui s’imposent par une alchimie particulière ; “L’Homme qui peignit le dragon Griaule” en fait assurément partie. La splendeur, la densité, la poésie, la démesure de ce texte, initialement publié en 1985 et repris deux années plus tard dans le recueil « Le Chasseur de Jaguar », ont marqué durablement bien des lecteurs. De tels textes, que ce soit dans la littérature dite de genre ou dans la littérature tout court, ne sont pas légion. À qui n’a pas lu Shepard, il est malaisé d’expliquer l’impression produite par sa prose à la fois réaliste et baroque, par son imaginaire torrentueux, par un réalisme que l’on aurait tendance à qualifier de magique si une telle assertion ne l’assimilait à un courant dont il n’est qu’imparfaitement représentatif, et qui vis-à-vis de sa bibliographie apparaîtrait réducteur. À qui n’a lu que les quatrièmes de couverture des œuvres de Shepard, il est plus difficile encore de faire saisir que ses postulats déments, ses synopsis qui sentent la boue et le limon du genre, ses résumés qui fleurent, disons-le crûment, la sous-camelote qui bien trop souvent dessert et discrédite les littératures de l’imaginaire, relèvent de cet humus constitutif de la fiction qui est au monde contemporain ce qu’étaient au siècle précédent les mondes étranges des colonies et des tropiques, un terreau à partir duquel Lucius Shepard, depuis quelques décennies, développe une œuvre littéraire d’une envergure toute conradienne.

« (…) un gigantesque lézard vert et or pareil à une colline d’un mille de long s’achevant par une queue sinueuse et surmontant les taudis de sa tête maléfique, avec l’éclat de l’aurore qui jouait sur ses crocs et courait le long de sa crête sagittale, puis faisait miroiter son flanc dont la fresque était indéchiffrable. »

Avec « Le Dragon Griaule », cette envergure est pour commencer celle de l’animal mythique, long de plus d’un mille, plongé dans une insondable cataplexie suite à son ultime affrontement face à un enchanteur qui, ayant flanché au moment crucial, échoua à l’occire à tout jamais. Cataplexie et non catatonie, car l’animal, en dépit de son immobilité, n’a semble-t-il jamais réellement perdu conscience, à tel point qu’il exerce sur les habitants de Teocinte, ville développée contre son flanc, une influence particulièrement sournoise lui permettant de déjouer une à une les machinations ourdies à son encontre. À tel point que seule la plus folle des tentatives – nettoyer sur plusieurs années la bête de sa gangue d’humus, d’arbustes et de sédiments et la couvrir de couleurs, dont les composés toxiques peu à peu se diffuseront jusqu’aux organes nobles de la bête – permettra, peut-être, d’en venir définitivement à bout.

« Son sang est la moelle du temps. Les siècles coulent en lui, laissant derrière eux un résidu qu’il incorpore en son être. Est-ce si étonnant qu’il connaisse notre vie et contrôle notre destinée ? »

Sur ce double thème de la présence physique et mentale du dragon, l’une évidente et massive, l’autre occulte et sans cesse discutée, Lucius Shepard nourrit et enrichit le mythe à l’occasion de cinq novellas d’une centaine de pages chacune. Que ces récits se déroulent en des temps mythiques ou à l’époque contemporaine, qu’ils décrivent l’étrange faune – animale ou humaine – développée aux alentours ou dans les intérieurs même de la bête, qu’ils fassent intervenir truands, personnages à la dérive ou notables de la ville voisine de Port Chantay, tous mettent en scène la fatalité, l’ombre permanente de la terreur, la confusion de l’homme face à une puissance qu’il ne parvient pas à comprendre, le caractère dérisoire de son destin face à plus fort, plus subtil et plus sournois que lui.

Si ce dragon titanesque, avec sa présence éternelle et malveillante, se prête à toutes les interprétations, à toutes les métaphores – qu’il finisse par se réincarner en être humain en dit plus long que tout discours – nous n’irons pas jusqu’à choisir entre diverses possibilités, toutes trop faciles pour être acceptables : le dragon figurerait le destin, la divinité, l’humanité elle-même, les régimes politiques malfaisants d’Amérique Centrale dans l’ombre desquels Lucius Shepard a lui-même longuement vécu, la matérialisation de nos propres terreurs, l’illustration de notre propension à nous défausser du mal qui est en nous ou de notre obstination à construire de toutes pièces, peut-être, des influences ou des épouvantes qui n’existent nulle part ailleurs qu’au plus profond de nos âmes. Quoiqu’il en soit, le Dragon Griaule – et ce n’est pas là la moindre des choses – est déjà, au moins pour les lecteurs de Lucius Shepard, un mythe littéraire nourri par une demi-douzaine de nouvelles tour à tour poétiques et crues, sentimentales et violentes, métaphysiques et ardentes.

« Même les choses les plus vraies finissent par évoluer en mensonges. Chaque source lumineuse était polluée par les ténèbres. Chaque lumière finissait par s’éteindre. »

Ce dragon somptueux dans sa déréliction, et sur le corps duquel s’étendent pigments et couleurs, vrille donc sa volonté malfaisante de plus en plus profondément dans les esprits, et également de plus en plus loin de la ville de Teocinte. C’est ainsi qu’après avoir exploré dans “La Fille du chasseur d’écailles” les entrailles et tréfonds abondamment peuplés du monstre, après avoir découvert, à travers “La Maison du Menteur”, l’un des mille et un masques que peut prendre la bête aux alentours de sa propre dépouille, après avoir deviné, dans “L’Écaille de Taborin” que l’effondrement de la carcasse du dragon, encore capable de projeter des humains dans les méandres de l’espace et du temps, n’est elle-même que tromperie d’un ordre supérieur, après avoir saisi, dans “Le Père des pierres ” que si un assassin, à Port Chantay, prétend que son geste résulte de l’influence de Griaule, cela ne masque peut-être qu’une machination bien plus complexe et retorse du monstre, l’on comprend, avec “Le Crâne”, que la disparition des ultimes reliques du dragon Griaule ne pourrait être que le prélude au pire, comme si l’effacement de la nature physique de Griaule ne faisait, à chaque nouvelle étape, qu’accentuer encore son pouvoir maléfique.

On le voit, il y a donc gradation dans ce cycle de récits qui ne sont pas unis que par la présence, à des degrés divers, de l’extraordinaire Griaule. En se succédant, les nouvelles se rapprochent de notre monde, adoptent un ton de plus en plus moderne, parvenant – là est toute la magie de l’auteur, coutumier de ce type de tour de force – à inscrire le mythe dans l’univers contemporain. Avec habileté, Lucius Shepard nourrit ses fictions d’exergues et d’extraits d’essais et de correspondances : de la description dans « Meric Cattany ou la Politique de la Conception » ; des premières œuvres du peintre, à l’époque où il n’avait pas encore eu l’idée démente d’empoisonner le dragon ; des extraits des mémoires de Louis Dardano, l’un des amis de Cattanay ; de fragments du « Millénaire du cœur », écrit par le personnage principal de « La Fille du chasseur d’écailles » ; de l’essai « Les Derniers jours de Griaule » par Silvia Monteverdi ; de « Griaule incarné » de Richard Rossacher ; ou encore des calepins de Craig Snow, personnage principal de la dernière nouvelle. Une technique que l’auteur maîtrise à la perfection, car là où d’autres tombent dans la floraison insensée d’apocryphes, fragilisant, par leurs excès, leurs récits de notules et d’exergues intempestifs, Shepard n’en use que pour renforcer encore la densité de ses textes, et conforter la prégnance de Griaule dans les esprits de ceux qui l’ont approché.

Cette prégnance n’est pas que fictive. On l’aura compris : que Griaule ait ou non existé dans un passé lointain ne change rien à l’affaire. Depuis plus de vingt ans, la Bête occupe une place singulière dans l’esprit non seulement de personnages de fiction, mais aussi de Lucius Shepard lui-même, ainsi que d’un nombre considérable de lecteurs. La caractéristique essentielle de Griaule est donc indiscutablement présente dans le monde réel – une passerelle de plus entre réalité et fiction. Un tour de force supplémentaire pour un auteur qui, derrière l’écorce chatoyante et bigarrée de l’imaginaire, n’en est pas à une réussite près.

Pour terminer, rendons hommage au traducteur Jean-Daniel Brèque dont on devine que le travail n’a pas été facile – l’amateur de vocabulaire se réjouira de quelques trouvailles comme subsumer, sororité ou encore caligineux – et qui restitue au final une prose à la fois dense, poétique et puissante. Et n’oublions pas de souligner le travail remarquable des éditions Le Bélial’ qui, avec une admirable constance, publient un auteur ayant la réputation d’être ardu et peu vendeur. En agrémentant ce volume d’une élégante couverture et d’illustrations intérieures de Nicolas Fructus, d’une bibliographie d’Alain Sprauel, d’une belle et dense postface de l’auteur, elles ont réussi à donner à ces nouvelles mémorables un écrin à leur mesure.


Titre : Le Dragon Griaule (nouvelles)
Auteur : Lucius Shepard
Traduction de l’anglais (États-Unis) : Jean-Daniel Brèque
Couverture : Nicolas Fructus
Illustrations intérieures : Nicolas Fructus
Éditeur : Le Bélial’
Collection : Kvasar
Site Internet : page roman (site éditeur)
Pages : 470
Format (en cm) : 15 x 22,2 x 3,4
Dépôt légal : septembre 2011
ISBN : 978-2-84344-106-6
Prix : 25 €



Lucius Shepard sur la Yozone :
- La chronique de « Louisiana Breakdown »


Hilaire Alrune
26 octobre 2012


JPEG - 30.3 ko



Chargement...
WebAnalytics