Chargement...
YOZONE
Le cyberespace de l'imaginaire




Manhattan Stories
Jonas Lenn
Les Moutons électriques, roman (France), polar futuriste désabusé, 294 pages, février 2006, 15€

Edward Cairn est un flic désabusé. Le New York de 2040 cache mal, derrière ses panneaux publicitaires géants en 3D, ses aéromobiles et son arc-en-ciel de couleurs, la gangrène qui continue de le ronger. Les temps changent, les hommes restent les mêmes...



L’avis de Nicolas Soffray

Jonas Lenn déroule dans ses « Manhattan Stories » quatre enquêtes de son flic quadra et malmené par la vie. Avant même d’en aborder le contenu et le feu d’artifice d’inventivité dont l’auteur fait preuve, signalons que son héros n’est ni caricatural ni effacé par son métier. Cairn, au fil des 300 pages, se révèle un bon père de famille divorcé, mais aimant. Blessé par la vie. Et inquiet pour l’avenir, au vu de ce que son métier lui montre chaque jour. Un métier qui le passionne, et un sens de la justice qui le pousse parfois à prendre des risques. Heureusement qu’il a un QG de secours, le salon de thé de la belle Natacha, à qui il n’ose avouer ses sentiments...
Tout cela, Jonas Lenn le distille à petites gouttes au fil de ses histoires, et page après page, son flic se pouille de cette image banale pour devenir un homme, simplement.

Mais revenons à ces quatre enquêtes. Lenn aborde des sujets qui nous préoccupent déjà, en les passant au prisme des possibilités et de la banalité de la prochaine génération. Dans « Chupa Dumdum », il interroge les extrémités de la réalité virtuelle, les conséquences qu’elle peut avoir, et comment certains pourraient s’en servir. Machiavélique. En 40 pages le ton est donné. Le tempo également.
« L’Invincible Armada » nous parle de réseaux sociaux façon SecondLife, et de la recherche d’une identité, de racines dans la ville la plus cosmopolite du monde. Conséquence : des guerres, non plus de gangs, mais de clans entre les Anglais et les Espagnols du XVIe siècle ! Mais comme Cairn y regarde de plus près, cela ressemble plus à un complot contre la Couronne qu’à une invasion...
Détour chez Disney dans le bien nommé « Pharaon de Burbank », qui s’ouvre sur un remake 3D sensorama des Dix commandements (ou du Prince d’Egypte, comme vous préférez) avant que papa n’accepte que son fils lui serve de couverture pour aller pirater les nouvelles attractions de Disneyland. Car une poignée de programmeurs, auteurs d’une zone verrouillée, viennent subrepticement de décéder dans des circonstances plus que suspectes. Qu’est-ce qui se cache derrière la fantôme du défunt Walt ?
Sans contexte la plus truculente des quatre nouvelles, elle révèle chez l’auteur de solides connaissances de ces dessins animés qui ont accompagné l’enfance de nombre d’entre nous, mais aussi quelques recherches sur l’envers du décor et la personnalité cachée derrière le visage souriant de Walt Disney. Sans conteste, « Le Pharaon de Burbank » sera la douche froide qui rincera vos dernières bribes de naïveté enfantine. Et on en redemande.
Le livre se clôt sur le plus sensible « Djinn Amoureux ». Un meurtre dans le hammam où notre héros divorcé, seul et malheureux venait régulièrement soigner ses peines par un bon massage, voilà qui est gênant. Et un meurtre en chambre close, qui plus est. Ne manque plus que les témoins parlent d’un fantôme, d’un génie qui rôde dans les couloirs... Peut-être la plus anticipation de toutes, c’est aussi la plus sensible, dans laquelle Cairn semble perdre une à une les pièces de l’armure qui lui permet d’encaisser les horreurs new-yorkaises. Jusqu’à voir trop tard la vérité, et s’en mordre les doigts...

Je ne m’appesantirai pas sur la qualité de l’ouvrage des Moutons électriques, rehaussée par quelques photos noir et blanc de New York, montrant la ville comme atemporelle, quelques années en avance sur le reste du monde, pour le meilleur ou... Bref, hélas, il est épuisé. On saluera donc la réédition revue par l’auteur qui paraît chez Lokomodo, dont la couverture certes plus criarde rend parfaitement la dualité entre le clinquant et les ténèbres de cet avenir propre, épuré, technologique, mais où l’humanité n’est guère meilleure.

Un autre avis par Hilaire Alrune

L’Amérique du futur : un monde un peu fou où des avenues de panneaux publicitaires sont en cours d’inscription par l’Unesco au patrimoine mondial de l’humanité, où les pénitenciers privés sont bondés, où la loi « réprime l’illégal et non l’amoral ou l’abject », où les holopublicités vous agressent avec une soudaineté telle qu’elles en deviennent un problème de santé publique, et où, plus encore que de nos jours, les parcs à thèmes deviennent « une grande foire où la candeur de l’enfance est sacrifiée aux molochs du capitalisme ». Un monde certes effrayant, mais qui apparaît comme la juste continuation de l’actuel.

C’est dans ce futur proche qu’Eddie Cairn, ancien soldat reconverti en enquêteur, se trouve confronté à différentes facettes du crime légal ou illégal. Cités virtuelles, insectes-drones, jeu de simulation létal destiné à purger physiquement la ville de ses rebuts sociaux, produits ou nanomachines hallucinogènes, conditionnements variés, programmeurs fous et assassinats aux modus operandi inventifs constituent quelques-uns des ingrédients de ces quatre enquêtes.

Si l’on se trouve, pour les deux premières de ces aventures, à mi-chemin entre clichés déclinés à l’envi du roman noir (pas une représentante du beau sexe qui n’ait une poitrine qualifiée de généreuse ou d’opulente) et marges imbriquées du cyberpunk et du techno-thriller, le ton change au fil des récits suivants pour éloigner Cairn de son stéréotype de « privé », donner de lui une image plus sensible, plus humaine, et pour finir l’emmener en compagnie de son fils dans une enquête au cœur d’un parc à thème où le monde de Walt Disney tourne au cauchemar virtuel.

Bien que Jonas Lenn arpente des chemins balisés par d’illustres prédécesseurs, on ne saurait reprocher à cet ouvrage aucune prétention excessive. Sur un rythme tendu, rapide, il ne cherche pas à se positionner dans la catégorie des premières œuvres de William Gibson, des aventures du Takeshi Kovacs de Richard Morgan ou de la trilogie Greg Mandel de Peter F. Hamilton. Il s’inscrit en effet dans un futur à l’altérité moindre, sans avancée scientifique bouleversante, mais permettant néanmoins la mise en scène quasi permanente, en toile de fond, d’artefacts technologiques novateurs. Conçu pour être lu vite et facilement – ce qui n’exclut pas une certaine densité ni quelques descriptions travaillées – il relève d’une veine plus populaire, mais néanmoins efficace et intelligente.

La seule réserve que l’on peut émettre quant à la complète cohérence de ces récits concerne le référentiel culturel du narrateur, âgé d’une quarantaine d’années dans un futur postérieur à 2037 : Jackie Chan, Robocop et Colombo ne sont déjà plus tout à fait celui de quelqu’un né dans les années 90 ou 2000 ; il est peu vraisemblable que dans les années 2040 on soit encore capable de citer Greenpeace comme modèle d’empêcheurs de tourner en rond ; quant au fait qu’un américain des Marine Expeditionary Units ayant été déployé au Mexique se réfère en termes militaires à Verdun plutôt qu’à des guerres plus récentes et plus américaines apparaît bien peu plausible – tout comme le fait de mentionner Jean-Paul Sartre. Gageons que l’auteur aura appliqué ici ses propres références culturelles, qui ne sont plus guère crédibles dans le contexte choisi.

Hormis cette réserve et un chapelet de coquilles résiduelles (note de Nicolas Soffray : qui sont dues à mon inattention, à ma grande honte, Lokomodo m’ayant fait rapidement relire le recueil avant impression. Vous pouvez me jeter des pierres.), on ne voit en définitive pas grand-chose à reprocher à ces quatre longues nouvelles. Une excellente idée pour les éditions Lokomodo que d’avoir repris en collection de poche ce volume devenu pratiquement introuvable depuis sa première édition aux Moutons électriques il y a quelques années, et peut-être un nouveau départ pour Eddie Cairn, dont il n’est sans doute pas interdit d’espérer lire un jour de nouvelles aventures


Titre : Manhattan Stories
Auteur : Jonas Lenn

Éditeur : Les moutons électriques
Couverture : Daylon
Photos intérieures : Jean Ruaud
Site Internet : page roman (site éditeur)
Pages : 294
Format (en cm) : 13 x 20 x 2,6
Dépôt légal : février 2006
ISBN : 2915793166
Prix : 15 €

Réédition poche, revue par l’auteur
Éditeur : Lokomodo
Couverture : Philippe Gadioux
Site Internet : page roman (site éditeur)
Pages : 412
Format (en cm) : 11 x 17 x 2,4
Dépôt légal : septembre 2012
ISBN : 978-2-35900-105-1
Prix : 8 €



Édition originale :
CITRIQ
Réédition poche :
CITRIQ


Nicolas Soffray
15 octobre 2012


JPEG - 13.3 ko



JPEG - 29.2 ko



Chargement...
WebAnalytics