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Petites Morts
Laurent Kloetzer
Mnémos, Dédales, roman (France), fantasy fantastique, 279 pages, javier 2012, 20,50€

Jaël de Kherdan rêve. Auteur, bretteur, charmeur, sa vie est guidée par ses pulsions, par les femmes qu’il attire et qui l’attirent. L’amour n’est hélas pas éternellement heureux, et au rêve succède souvent le cauchemar. Et Jaël fuit... toujours, sur les routes, et dans l’oubli, que semble lui offrir une étrange magicienne vers qui ses pas le ramènent à chaque fois, bien que son esprit ne garde aucun souvenir d’un autre fois...
Et à force d’oubli, que devient la réalité ?



C’est mon premier Laurent Kloetzer, aussi ne m’étendrai-je pas sur le talent de l’auteur, qui n’en est pas à son coup d’essai. Son dernier livre en date, « Cleer », a même été chaudement accueilli. Et après la lecture de ces « Petites Morts », j’espère pouvoir bientôt m’y plonger. Mais, donc, ne débordons pas.

« Petites Morts » se découpe en nouvelles, entrecoupées d’interludes en compagnie de la magicienne, durant lesquels Jaël s’absout de son passé, de ses actes, en même temps qu’il semble s’en souvenir une dernière fois, comme un ultime remords avant l’oubli.

Éva”, premier-chapitre-nouvelle, nous narre les souffrances d’une jeune fille, atteinte d’une étrange maladie qui lui vaut des soins violents et maintes entraves à sa liberté. Elle n’a qu’un refuge, un jardin dont on se demande s’il est réel ou ailleurs. Là, avec Léora, une amie un peu plus âgée qu’elle, elle invoque l’auteur et héros d’un livre, sa seule échappatoire. Et le vœu s’accomplit, le héros vient, il va la sauver, l’emporter loin...
Bien entendu, la lune de miel ne va pas bien se terminer. Pour personne. Je n’en dis pas plus, sinon que la tension va crescendo, d’abord dans la passion qui unit ces jeunes gens, dans le fantastique qui entoure Éva, pour s’achever en apothéose lorsque la réalité rejoint la fiction de Jaël. Qui fuit, abandonnant les deux jeunes femmes.

Puis vient “Mademoiselle Belle”. En difficulté financière, Jaël, installé dans une autre cité, se rend dans un mystérieux château loin de la ville. Dans les jardins, des jeunes gens s’adonnent à toutes sortes de jeux frivoles, qui deviennent violents et cruels avec le crépuscule. Jaël, laissant libre cours à ses pulsions les plus basses, y participe jusqu’à un point au-delà de sa propre morale, avant de tenter de lever le voile sur les étranges rituels dont il a été le témoin, et dans lesquels il ne s’est point interposé, paralysé par un voyeurisme malsain. Brisant l’interdit qui régit la fête, parviendra-t-il à faire voler en éclat la malédiction en se repentant de ses actes ?
Jaël fait montre de toutes les bassesses masculines dans cette histoire, et jamais héros ne semblera plus détestable, d’autant qu’il tarde à retrouver un semblant de morale, une fois repu de tous ses appétits sexuels.
Si la fin fait presque l’impression d’une bouffée d’air frais, c’est de courte durée. Car voici “L’Orage”. Texte présent au sommaire de l’anthologie des Imaginales « Rois et Capitaines », et qui m’avait paru un peu obscur, il prend ici une autre dimension. Le navire qui l’emmenait dans un pays lointain contraint de faire escale durant une tempête, Jaël rêve et rêve sans fin de son passé, poursuivant une Léora (oui, celle d’« Éva »), retrouvant un prince dément de son passé, qui a fait des rêves son terrain de jeu. Jaël perd pied, sans cesse, se réveille, rêve encore... On craint nous aussi d’être perdus... Surtout lorsqu’on reprend pied dans la « réalité ».

Et c’est là qu’on se rappelle que « Petites Morts » n’est pas publié par Mnémos dans n’importe quelle collection. C’est de la fantasy, ou cela y ressemble, mais pas aussi « accessible » à tout néophyte que peuvent l’être les volumes de la collection Icares. Nous sommes en Dédales. Car forcément, nous nous sommes perdus.
Comme Jaël, qui reprend pied sur les côtes françaises, à notre époque... ou plus tard...

Cela ouvre de nouvelles voies pour la suite. Dans « Toujours être ailleurs », il est acteur, joue le Jaël de Kherdan auteur, bretteur qui vit là-bas, dans un système de réalité augmentée qui rappelle agréablement le « Dreamericana » de Fabrice Colin. Et avec « Immacolota », il entre dans la peau d’un amnésique, obligé de réapprendre sa vie en même temps qu’il se découvre le métier de « créateur de passé » pour célébrités. Et comme si un programme de réalité virtuelle le plongeant en pleine fantasy n’y suffisait pas, le voilà qui doute de son identité...

Je suis ressorti un peu sonné de ces « Petites Morts ». Un goût amer dans la bouche, car Jaël est loin d’être un héros immaculé, cumulant au contraire tous les défauts masculins, traitant les femmes avec peu de considération (ou bien trop tard), et si on éprouve presque à notre tour un plaisir pervers à le voir souffrir lorsque son passé et ses fautes le rattrapent, on les subit avec lui. Déboussolé, car la vie de Jaël n’est ni une ligne droite ni un fleuve tranquille. À force d’oublier, de refouler, et avec un brin de magie en plus, la réalité et le phantasme se mêlent si étroitement que rarement, passé le milieu du livre, on ne peut plus être sûr d’où on se trouve. Avec tout ce que cela implique. Sans parler de la santé mentale du principal intéressé, qui perd un peu plus pied à chaque histoire.
Et enchanté, au sens propre. Charmé. Ensorcelé. Laurent Kloetzer tisse page après page une toile dans laquelle il prend son héros et le lecteur. Il crée des ponts, des boucles, rien de tout ceci n’a de début et rien n’a de fin, car le temps, à défaut de toute chronologie, est aboli. Entre le dernier interlude et l’épilogue niché en toute dernière page, Jaël se révèle peut-être comme ce qu’il est réellement : un personnage de fiction. Mais c’est sa propre fiction...

Captivant, « Petites Morts » n’est donc pas pour les âmes sensibles, ceux qui accolent encore des adjectifs forcément positifs à « héros ». Laurent Kloetzer balaie allègrement les vieux concepts de light et dark fantasy, au profit d’une... réalité ? d’un réalisme quant à la nature profonde - je n’ose dire « l’humanité »- de son protagoniste principal. Seul le comportement de Jaël est « vrai », tout le reste n’est qu’illusion et rêve...

C’est déroutant. Dérangeant. Surprenant. Enthousiasmant. Si cela pouvait être un peu plus souvent...

Un regard en arrière, mes dernières lectures en Dédales... « Rien ne nous survivra », « Petits Arrangements avec l’Éternité », « Djeeb l’Encourseur ». Celles de mes collègues : « La Sagesse des Morts », « Belle », « La Parallèle Vertov », « Riverdream »...
Je crois que c’est un bon filon.


Titre : Petites Morts
Auteur : Laurent Kloetzer
Couverture : Alain Brion
Éditeur : Mnémos
Collection : Dédales
Site Internet : page roman (site éditeur)
Pages : 279
Format (en cm) : 15,5 x 23,5 x 2,5
Dépôt légal : janvier 2012
ISBN : 978-2-35408-131-7
Prix : 20,50 €



Nicolas Soffray
1er mars 2012


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