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Chroniques de Jérusalem
G. Delisle
Delcourt

Que dire…
Une narration graphique percutante, des scènes touchantes, un point de vue sobre sur des événements contemporains sensibles, un pavé de plus de trois cents pages captivant… Je ne sais par quoi commencer, ni même quoi dire, pour résumer cet album particulièrement réussi.
A bah oui tiens ! Le 29 janvier 2012, il a obtenu le Prix du Meilleur Album au 39ème festival de la BD d’Angoulême.
Tout est dit.



Guy Delisle est un auteur assez atypique. Ce québécois, qui a pourtant grandit au milieu des comics américains, a toujours eu un faible pour la BD franco-belge, particulièrement pour la série “Lucky Luke”. Après une expérience dans l’animation, il publie en 2000 “Shenzhen”, une BD présentant sa vision du système de production chinois. Fort du succès de cet album, il publia d’autres carnets de voyages liés à son métier d’animateur en Asie. Ainsi, “Pyongyang” est édité en 2003 et “Chroniques Birmanes” en 2007. “Chroniques de Jérusalem” fait souvent référence à ces trois albums.

Ce style, à mi chemin entre le journal de bord et le témoignage ubuesque de la vie d’un occidental au sein d’une culture qui lui est inconnue, est aujourd’hui la marque de fabrique de Guy Delisle. Mais, de la voix même de l’auteur, ces trois précédents ouvrages étaient assez faciles à écrire : « deux-trois coups de crayon avaient suffi à brosser le portrait de dictatures ou de pays relativement ignorés ». Présenter, à un public occidental conquis d’avance, les situations rocambolesques de l’animateur, en Corée du Nord par exemple, dans un studio frisant l’amateurisme et visitant les lieux de propagande ne constituait pas une grande prise de risques. En revanche, traiter de la Ville Sainte, lieu de toutes les tensions, point de convergence d’un conflit mondial complexe, est un exercice particulièrement osé. Il suffit d’aller faire un tour sur le Net pour constater l’étendue des éloges et des critiques dont cet album fait l’objet. Ces commentaires s’éloignent d’ailleurs souvent de la BD proprement dite et dérivent alors vers le conflit israélo-palestinien. C’est dire si le sujet est sensible.
Joe Sacco, journaliste travaillant aux États-Unis, est l’inventeur de la BD reportage. Ses deux albums, “Palestine : Une nation occupée” et “Palestine : Dans la bande de Gaza” (regroupés ensuite sous un même titre), reçurent de nombreuses récompenses. Le conflit était alors traité de façon très rigoureuse, assez austère, et finalement peu avenante pour les non initiés.
Guy Delisle choisit volontairement un autre point de vue. Celui de la vie quotidienne d’un père de famille, athée et candide, au milieu d’une ville dont il ignore tout. Ce n’est donc pas un travail de journalisme, mais plutôt un témoignage sur le long terme, un regard distant et parfois décalé, de cette année complète passée à Jérusalem.

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Guy Delisle a séjourné en Israël entre 2008 et 2009, en pleine période de la Guerre de Gaza, dont la fameuse opération « Plomb Durci ». Sa femme, administratrice pour Médecin Sans Frontière, travailla au cœur de la bande de Gaza. L’auteur profita de cette période pour faire du tourisme, enrichir ses connaissances religieuses, se confronter aux autres cultures, faire des illustrations et organiser la vie familiale. C’est sans doute cette dernière activité qui lui a demandé le plus de temps. Aérer l’esprit de sa femme placée au premier rang de ces événements tragiques et assurer l’éducation de ses deux jeunes enfants n’ont sans doute pas été une chose facile.
Sous les yeux de Guy Delisle, le narrateur, cette année complète est décrite comme une période intense, en termes d’événements tragiques et de rencontres. Derrière l’humour et les situations parfois absurdes, on sent, un peu, les tensions qui règnent au cœur de Jérusalem, noyée sous le poids de l’Histoire.
Pourtant, ce récit de voyage n’a rien d’une tragédie ou d’un cours de géopolitique. Au contraire. On a ici une succession d’anecdotes, souvent humoristiques. Ces saynètes, en une ou deux planches, sont parfois critiques, mais toujours très percutantes. Tous les aléas de la vie quotidienne locale y sont présentés : les bus qui ne desservent que les quartiers arabes ou juifs, les jours de repos différents en fonction des quartiers, la scolarité des enfants, la recherche d’un parc de jeux, le tourisme dans les territoires voisins… J’ai particulièrement apprécié le commentaire du narrateur face à des enfants jouant dans les rues avec des fusils en plastique : « Je sais pas mais, vu le contexte ambiant, moi, j’offrirais plutôt des blocs Lego ».

Ces courtes histoires sont également l’occasion de présenter certaines contradictions dans l’organisation générale, et les situations grotesques qui en découlent. On assiste par exemple à la traversée difficile du check-point de Qalandiya par les palestiniens souhaitant se rendre à la Grande Mosquée. Face à eux, une horde de touristes et de journalistes prennent des photos. Le narrateur ne peut s’empêcher de penser : « On se croirait à la Tour Eiffel ou devant les Grandes Pyramides », pour finalement prendre des photos à son tour.

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Ces récits de la vie ordinaire établie sur long terme, s’opposent au travail de journalisme qui, par définition, cherche, dans l’instant, à être en contact avec les points chauds de l’actualité. Néanmoins, cette autre façon de traiter des événements contemporains offre un témoignage et une analyse utiles à la compréhension d’un fait de société. C’est un peu comme si l’auteur construisait, sous nos yeux, un gigantesque puzzle dont chaque pièce était une scène de vie. Au final, l’ensemble de ces anecdotes nous permet d’avoir une vision globale de la situation, nous présentant tous les acteurs de ce problème complexe et épineux.
Cette succession d’histoires courtes dynamise par ailleurs la lecture. Chaque planche peut se feuilleter indépendamment, ce qui donne d’autant plus envie de s’y replonger.

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Les dessins sont monochromes, épurés, et certaines planches ne contiennent aucune bulle. Le récit se veut sobre, voire pudique, sans doute pour renforcer la volonté d’objectivité de l’auteur. Les teintes noir et blanc nous rappellent parfois l’ambiance de “Persépolis”.
Cependant, le regard de ce roman graphique n’est pas totalement objectif. Certains pourraient lui reprocher un discours parfois pro-palestinien. Ce point de vue s’explique sans doute par le fait que Guy Delisle a vécu à Jérusalem-Est, la partie cisjordanienne de la ville, annexée par Israël en 1967 (selon la communauté internationale). D’un autre côté, je dois l’avouer, écrire un livre complètement impartial sur la situation géopolitique de cette zone du monde, sujet de toutes les passions, nécessiterait d’y présenter, à chaque planche, tous les points de vues. Je ne suis pas certain que cela aurait facilité la compréhension…

Cet ouvrage est donc très dense (plus de 300 pages !) et riche en enseignements. Le quotidien de la société hiérosolymitaine (habitants de Jérusalem) y est assez finement décrit. Mais surtout, au-delà de son aspect pédagogique, le livre dégage un humour et une poésie qui justifient, c’est certain, la plus haute récompense reçue lors du festival d’Angoulême de 2012.
Je ne me risquerai pas à vous expliquer le conflit israélo-palestinien. Néanmoins, avant cette lecture ma connaissance de la géopolitique locale était quasi-nulle, aujourd’hui quelques aspects me paraissent plus clairs. Je ne peux donc que vous recommander cette BD.
Si vous appréciez le travail de Guy Delisle, lisez ce livre.
Si vous aimez les carnets de voyages et les BD à l’humour fin et percutant, lisez ce livre.
Si vous recherchez des croquis précis de ce lieu saint, lisez ce livre.
Si vous êtes lycéen ou étudiant, lisez ce livre.
Si vous voulez savoir comment s’organise la vie dans cette zone du Proche-Orient, lisez ce livre.
Si vous voulez comprendre les origines de ce conflit qui fait la une des journaux, lisez ce livre.
Si vous n’êtes rien de tout ça, lisez ce livre.

Dernière info importante, cette BD est sans doute la dernière du genre pour Guy Delisle. En effet, sa femme arrête l’humanitaire et ses enfants ont grandi. L’auteur voyagera donc moins à l’avenir et se tournera d’avantage vers l’autofiction.


Chroniques de Jérusalem
- Scénario : Guy Delisle
- Dessin : Guy Delisle
- Couleur : Lucie Firoud et Guy Delisle
- Editeur : Delcourt
- Collection : Shampooing
- Dépôt légal : 16 novembre 2011
- Format : 165 x 230 mm
- Pagination : 332 pages couleurs
- ISBN : 978-2-7560-2569-8
- Prix Public TTC France : 25,50 €


Illustrations © Guy Delisle et Delcourt (2011)



Allison & Julien
8 février 2012




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